Retour de mission des Douze – Mc 6,30-34
par le Père François Marxer
« Ils se réunirent auprès de Jésus, et lui annoncèrent tout ce qu’ils avaient fait et enseigné ».
Le compte rendu de saint Marc est on ne peut plus sobre, surtout si on le compare au récit qu’en donne saint Luc pour ce même retour de mission : chez saint Luc(1), les envoyés ne cachent pas leur enthousiasme et leur étonnement à propos de ce qu’ils ont fait et qu’ils détaillent avec une certaine allégresse. Jésus tempère un peu cette jubilation en leur rappelant que le motif de leur exultation et de leur bonheur, c’est que leurs noms sont inscrits dans les cieux, dans le cœur de Dieu.
Rien de cela dans saint Marc, qui affectionne comme toujours la brièveté d’un récit qui raconte, tambour battant, une action. On ne va pas se perdre dans les détails, les considérations psychologiques ou les états intérieurs. Pas d’enjolivements ni de fioritures, les faits, rien que les faits (et, comme disait Clemenceau, alors directeur de journal, quand il engageait un jeune journaliste, novice dans le métier : « Un sujet, un verbe ; et pour un adjectif, vous viendrez me voir » : c’est tout à fait la méthode de Marc). Ils reviennent donc et ils font leur rapport : ce qu’ils ont fait, combien de kilomètres ils ont parcourus, le nombre de guérisons opérées, ce qu’ils ont pu dire aux uns et aux autres dans leur prédication ; de tout cela on ne saura rien. Jésus ne fait d’ailleurs aucune remarque, aucun commentaire pour rectifier ceci ou encourager cela. Ce n’est pas comme dans les entreprises d’aujourd’hui où on ne manque pas d’établir des statistiques de progression qui enregistrent les résultats. Ici, pas d’évaluation ni de promotion. Simplement, Jésus les écoute : à quoi donc vous servirait de produire rapports et statistiques, à quoi donc vous serait-il utile, « petit troupeau » – c’est ainsi que je vais vous appeler affectueusement – de céder au vertige des chiffres et des comptabilités ? Je vous l’ai dit : vous semez, et que vous dormiez, que vous agissiez, ça pousse et vous ne savez comment. Mais, devinant l’effort qu’ils ont dû fournir ainsi et la persévérance dont ils ont fait preuve des jours et des jours, il peut comprendre qu’ils sont fatigués et qu’il est souhaitable qu’ils puissent se reposer ; il leur dit «Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu ».
La fatigue, lui, il sait ce que c’est. Il a beau être un homme dans sa jeune maturité, dans la trentaine, et c’est, de métier, un artisan au savoir-faire qui réclame adresse, mais aussi de la force – eh ! un charpentier, ce n’est pas un bureaucrate ni un fonctionnaire de l’octroi, comme Lévi, alias Matthieu -, c’est un marcheur, et combien aguerri, qui crapahute de la Galilée à la Judée. Mais, quand même une fois – c’est saint Jean qui nous raconte ça – nous traversions la Samarie, et des collines à grimper en veux-tu en voilà, il était midi, un soleil de plomb, il s’est arrêté, fatigué, pour s’asseoir sur la margelle du puits de Jacob, pendant que nous, qui sommes de solides gaillards, nous irions à la ville pour faire des emplettes pour le casse-croûte. Oh ! il ne s’est pas ennuyé pendant qu’on était parti, une femme du coin, une Samaritaine, était venue pour puiser de l’eau – à cette heure ! quelle idée ! – et ils avaient parlé un bon bout de temps, le temps qu’on revienne. D’avoir taillé cette bavette – et ce n’était pas du banal, du genre « comment ça va ? », semble-t-il – ça l’avait reposé, il ne parlait plus de sa fatigue.
Parce qu’il y a, au fond, deux sortes de fatigue : il y a la bonne fatigue, et il y a la mauvaise fatigue. La bonne fatigue, c’est celle que suscite l’effort continu, persévérant, obstiné, intelligent, une endurance que vient couronner la réussite ou le succès. Tenez, notre équipe de France qui s’en est donné pendant ces 90 minutes de la finale, dimanche dernier – sans parler de tous les matches qui avaient précédé – pour rapporter la coupe du monde – remarquez, les Croates n’avaient pas démérité non plus – …..
…..De la fatigue, oui, et de cette soirée décisive, et de la compétition, et des entraînements, mais une fatigue surmontée de pouvoir arborer une deuxième étoile. Même fatigue, mais autrement, celle de tous les candidats aux examens et aux concours – et là, c’est une fatigue partagée et vécue par toute la famille, grands-parents compris – une bonne fatigue et qui s’éclipse quand on voit son nom briller sur les listes des admissibles et des reçus. Pourrons-nous ajouter (mais ce n’est peut-être pas à votre vicaire de vous dire des choses comme ça !) la bonne fatigue de l’amoureux qui fait patiemment, délicatement, la cour à sa belle et quand vient le jour, l’heure où l’élue de son cœur enfiévré répond favorablement à son empressement, la fatigue et l’inquiétude disparaissent dans un moment de triomphe (qui doit quand même être discret) !
Oui, il y a une bonne fatigue, celle que vient couronner le sentiment de la joie, souvent simple et modeste, souvent à court de mots pour se dire ; nous dirons bonne fatigue du travail bien fait et bonne fatigue du devoir accompli.
Mais il y a aussi une mauvaise fatigue. C’est la fatigue qui accompagne une tâche qu’on réalise dans le ressentiment et la rancœur, où l’on n’enregistre que déception et frustration en regard des projets mirifiques et de l’idéal impossible qu’on s’était fixé. Ce fut la fatigue de Judas, et on sait où ça l’a conduit. C’est une fatigue fréquente parmi nos contemporains aujourd’hui et qui se solde par le dégoût de vivre, le taedium vitae, et dont on croit pouvoir sortir en « s’éclatant » dans les loisirs bruyants – oh ! les décibels des concerts rock ou hard métal !- : s’éclater, se disperser, ou alors – pire – en fumant un joint ou en sniffant de la coke…
Il y a deux formes de cette fatigue mauvaise auxquelles je vous invite à prêter attention : déjà, la paresse, qui pourrait bien être une fatigue anticipée (encore que Alexandre le Bienheureux, par la bouche de Philippe Noiret, y trouverait une sorte de sagesse doucement épicurienne : « Il faut prendre le temps de prendre son temps », pourquoi pas ?) Mais surtout, de nos jours, le burn-out, l’excès compulsif et mécanique d’activité qui provoque une douleur sans douleur qui laisse les médecins sans voix. Ce burn-out, ce n’est pas nouveau : depuis les Pères du désert (IVème siècle) et à travers tout le Moyen Âge, on aura repéré les symptômes de cette consomption intérieure (c’est cela, étymologiquement, le burn-out) qu’on appelait l’acédie. L’acédie, c’est le péché des moines : dix, vingt, trente ans de fidélité minutieuse à la régularité de la vie de prière et de travail – tout y est méticuleusement réglé, du lever au coucher, et même la nuit – et vient la lassitude, cette répétition sans résultat, sans élévation intérieure, et puis le doute – ne me suis-je pas trompé, je serais tellement plus utile et performant ailleurs, avec mes compétences, au service bien sûr de l’évangélisation ; là, je donnerais le meilleur de moi, pour l’Église, alors que depuis des années je végète, là, sans fruit, sans gloire : ah ! elle en a eu de la chance, la petite Thérèse, de mourir à 24 ans !…
Il n’y a pas besoin d’être moine pour connaître la mauvaise fatigue, ce démon de l’acédie. Changer de tout parce qu’on est dégoûté de tout : changer de métier, changer d’appartement – la maladie du déménagement -, changer de femme tant qu’on y est – sauf les enfants, ça, on ne peut pas ! On n’en peut plus, on en a plein le dos (d’ailleurs, il n’est pas rare qu’on ait alors des problèmes de vertèbres !) Alors, remède : repos, « venez à l’écart et reposez-vous un peu », mais pour cela, il faut qu’il y ait un bon ange qui te l’indique ; pour le moine, c’est un abbé attentif et intelligent ; pour le laïc, c’est un pasteur vigilant.
Repos : non pas otium (ce qui est le loisir, on dira : le christianisme en chaise longue), mais quies, qui est reprise de soi, retrouvailles des forces qui s’étaient affaiblies et qui s’augmentent d’une force neuve qui vient d’être avec Jésus, silencieusement, intimement.
Mais vous allez dire : eh oui ! mais d’abord, il y a tout le boulot pastoral, tout ce monde à porter, à aider, vous avez bien entendu : « en débarquant, une grande foule ». Tu parles d’un endroit désert ! Alors Jésus se met à la tâche, sur-le-champ, et nous, non. Car lui est infatigable, et nous pas du tout. En effet, seul l’amour est inlassable. C’est ce que dit Isaïe (40,28-31) :
« Le Seigneur est le Dieu éternel, il ne se fatigue pas, ne se lasse pas […].
Il rend des forces à l’homme fatigué, il augmente la vigueur de celui qui est faible.
Les garçons se fatiguent, se lassent, et les jeunes gens ne cessent de trébucher,
mais ceux qui mettent leur espérance dans le Seigneur trouvent des forces nouvelles ; ils déploient des ailes d’aigles, ils courent sans se lasser, ils marchent sans se fatiguer ».
(1) note du copiste : relire Luc 10,13-20
Rueil-Malmaison, 21-22 juillet 2018
16ème dimanche du temps ordinaire (année B)
Saint-Joseph de Buzenval, Notre-Dame de la Compassion, Oblates de l’Eucharistie