Mission des Douze – Marc 6,7-13
par le Père François Marxer
Jusqu’à dimanche dernier, ils ont été en apprentissage. Ils ont suivi sans poser de question, ils ont écouté de toutes leurs oreilles, histoire de se remplir la mémoire de tout ce que le Maître pouvait enseigner, pouvait égrener de paroles au gré de ses itinérances dans le champ du monde (des hommes) : autant de semaisons répandues dans les âmes sans programme d’efficacité, de rentabilité – ou plutôt, l’efficacité était ailleurs, autrement, que dans les planifications auxquelles les humains sont soumis et accoutumés. Et parfois, le résultat était décevant ; ainsi, dimanche passé, dans ce retour au pays, on pensait que le Maître allait faire un tabac : l’enfant du pays, déjà connu, sa réputation qui se répand comme une traînée de poudre. Mais non, là, rien du tout. Les gens croyaient si bien le connaître, comme ils connaissaient tout un chacun de sa famille. Ils attendaient sûrement qu’il leur fasse, comme à Capharnaüm, une grande séance d’exorcisme, c’était sa spécialité reconnue, et tous les traîne-misère, tous les pauvres types à l’esprit bancal, rappliquaient dare-dare – et ici à Nazareth, y en avait une paire qu’on aurait bien aimé voir moins agités à l’avenir. Mais non, au lieu de ça, il enseigne le jour du shabbat. Oh oui, pas inintéressant ce qu’il raconte, je sais plus trop bien, sur le Royaume de Dieu qui approche et qu’il faut se préparer. D’accord, ça nous change du baratin soporifique de notre curé rabbinal qui talmudise tous les samedis matin. Qu’est-ce qu’on en a à faire ? Ce qu’il dit, lui, c’est pas mal, ça nous change. Mais on voulait voir ce dont il était capable. Du grand spectacle, un peu quand même. Mais rien, « vous manquez de foi, c’est vraiment étonnant » qu’il nous a dit. Pourtant nous, on était prêt à applaudir.
Donc les disciples ont bien pris note, que ça ne marche pas à tous les coups, l’Évangile. Parce qu’il y a méprise dans la tête de ceux à qui on s’adresse : eux, ils voudraient bien que ce soit tout de suite de l’utile, de l’opérationnel. Mais lui, il l’a bien dit : on sème, et puis après, qu’on fasse ou qu’on ne fasse pas, ça pousse et on ne sait pas comment. Quelquefois, il peut aussi arriver qu’on soit dérangé dans nos prévisions et nos agendas. On se construit patiemment, un Drive magnifique, où on va pouvoir centupler tous nos plannings, enseignements, conférences, débats avec les scribes qui sont toujours là à rôder, et patatras ! voilà Monsieur Jaïre qui arrive sans avoir pris rendez-vous : c’est urgent, ma gamine est en train de mourir ; toi, tu vas arriver à la sauver. Et le temps qu’on y aille, en cours de route, voilà une bonne femme, maligne comme tout, qui s’approche de lui et qui touche furtivement son châle de prière qu’il a toujours sur les épaules. Oh ! presque rien, mais elle, elle en ressent le plus grand bien, sa maladie s’arrête d’un coup. Mais lui n’a pas voulu en rester là, il a voulu savoir qui était cette rusée qui venait de lui jouer un si bon tour, de lui cambrioler sans crier gare sa puissance de bonté…
Bref, on a compris et enregistré, la vie apostolique à laquelle il nous entraîne est une vie d’aventure, une vie à l’aventure. On n’était pas tout à fait sûr d’avoir terminé notre formation – ben oui, on n’avait pas tout à fait fini le cycle Bâtir sur le roc – saint Matthieu, en bon prof’ qu’il est, estimera, lui, qu’il faudra attendre la Résurrection pour que nous soyons convoqués en Galilée – autrement dit, dans le grand brassage des idées, des façons de vivre et de prier, de souffrir sa vie et de s’en réjouir – en Galilée, et là, on sera à pied d’œuvre pour enseigner, pour baptiser et pour faire des disciples.
Mais saint Marc, lui, est un homme d’action. Quand le raid d’Évangile sur Nazareth aura finalement piteusement échoué, Jésus ne se décourage pas : il circule dans les villages d’alentour pour enseigner. Enseigner quoi, ça n’intéresse pas saint Marc, il a tout juste épinglé quelques paraboles inoubliables, mais pas plus. Ce qui importe, c’est que Jésus circule, qu’il enseigne, donc qu’il agit. Et maintenant, à notre tour d’agir.
Oh ! on ne part pas sans biscuit : il nous donne autorité sur les esprits impurs. L’exorcisme, c’est ce qu’il sait faire, lui, et depuis longtemps, depuis son séjour au désert, des jours et des jours, et là le Satan, il avait perdu le match ! Il ne s’en est pas remis, alors il expédie ses sbires, les démons, qui embêtent bien notre vie d’hommes. Ces démons veulent faire les malins, mais ça finit toujours pareil : le Fils de l’homme fait place nette.
Voilà notre équipement, pas grand –chose en dehors de ce pouvoir sur les esprits mauvais. Juste le minimum pour un marcheur : le bâton et des sandales. Rien d’autre, il faut voyager léger. On ressemble presque aux pèlerins qui montent à Jérusalem, si l’on suit les prescriptions du Talmud : « on ne montera pas au Temple, dit le Traité Berakhot, [Bénédictions, IX,5], avec un bâton, des chaussures aux pieds, muni d’une ceinture pour l’argent, ou les pieds remplis de poussière ». D’ailleurs, je remarque que Matthieu, qui est un Juif super-pieux, nous aura supprimé le bâton et les sandales (Mt 10,10). Heureusement, Marc est un pragmatique et il sait ce que marcher veut dire.
Cela dit, pas de provisions, pas de pain, pas de musette, pas de traveller’s-chèques. Voyage léger, on l’a compris, mais ce n’est pas la misère ni le dénuement, c’est le dépouillement. On ne va pas arriver comme les Américains libérateurs qui distribuaient chewing-gums et friandises et échantillons de café soluble aux Français affamés depuis quatre ans, on arrive avec une puissance extraordinaire que vous n’avez pas. Mais on n’est pas des seigneurs, vous allez nous apprendre la dépendance. La dépendance, non pas comme une humiliation, ou une pénitence, mais comme ce qui favorise et qui est en même temps le fruit de la rencontre. Nous n’avons pas de drachmes ou de sesterces dans nos porte-monnaie, ce qui nous donnerait notre autonomie, nous n’avons pas de garde-robe de rechange, ni non plus de sandwichs dans notre sac à dos ; en arrivant dans le premier patelin venu, il nous faudra bien frapper à une porte, il nous faudra bien demander l’hospitalité.
L’hospitalité, nous en avons besoin, parce que la Parole de l’Évangile a besoin de l’hospitalité des cœurs comme la semence a besoin de l’hospitalité de la terre pour donner le meilleur de son fruit. Nous avons besoin de l’hospitalité pour pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes comme ceux qui nous reçoivent ont besoin de nous recevoir pour donner le meilleur de leur humanité. Le meilleur que nous, nous puissions donner – et on est deux à le faire, il nous a mis en tandem, comme la Torah [Deut. 17,6 et 19,15] l’exigeait pour que soit valide et assuré le témoignage, et le sage Ecclésiaste [4,9-12] disait de même ; et puis, quand on est deux, bien différents l’un de l’autre – il y a parfois du tirage, ça arrive, c’est vrai -, ça montre aux gens qui nous reçoivent qu’on n’est pas des choses à l’identique, du type Témoins de Jéhovah ou évangélistes américains, et que pourtant la communion fraternelle est possible.
Le meilleur que nous pouvons leur donner à deux précisément, c’est d’abord le sérieux et l’urgence de ce qui s’annonce et qu’il faut – sérieusement – s’y préparer, ré-orienter sa vie de tous les jours, commencer à vivre à neuf. Et puis il y a ceux à qui il faut pour cela donner un sérieux coup de pouce, pour qu’ils se retrouvent à niveau avec tout le monde : expulser les miasmes diaboliques de tous ces esprits agités qui rendent la vie impossible, les ramener au calme ; et puis les enfiévrés, des onctions d’huile : Jacques, dans son épître, nous dit que c’est la pratique courante de sa communauté ; ça prépare le sacrement des malades que vous découvrirez plus tard. Tout cela, c’est bon et c’est très bon, mais il y aura les irréductibles, ceux qui refusent et ferment les portes et leurs cœurs : on n’insistera pas, on partira en secouant la poussière de nos sandales. Comme une terre païenne, une terre impure : on s’en débarrassera jusqu’au moindre caillou ou grain de sable. Impurs ils sont, impurs ils seront, et triste, lamentable, sera leur sort.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse,
14-15 juillet 2018 15ème dimanche du temps ordinaire (année B)