Nativité de saint Jean le Baptiste – Évangile de Luc, chap. 1
par le Père François Marxer
Au seuil de l’Évangile, ou plutôt à son Levant, il y a deux figures paternelles, deux trajectoires
d’une expérience d’humanité sans concession ni fioritures, et qui signent l’une et l’autre le commencement de cette présence nouvelle de Dieu parmi, dans la grande aventure des hommes. Il y a, bien sûr, Joseph, l’époux de Marie, une paternité de silence, un silence voulu, éloquent et qui n’est en rien mutisme, mais disposition de soi au Mystère qui vient.
Et il y a Zacharie – c’est lui qui nous intéresse puisque nous fêtons la naissance de son fils, Jean le Baptiseur, l’homme du commencement, si l’on en croit saint Marc dans le tout premier verset de son évangile : « Commencement de l’Évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu. Il est écrit dans Isaïe, le prophète :’Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour ouvrir ton chemin. Voix de celui qui crie dans le désert…’ » Et cette voix, c’est lui, Jean, voix prophétique, vociférante ; Jean le Vociférateur, intraitable et inaugural, et qui donc n’aura pas suivi les traces, n’aura pas emprunté la voie paternelle, celle du prêtre Zacharie.
Père, Zacharie l’aura été dans le chagrin d’une détresse inconsolable : son épouse Élisabeth est stérile et tous deux sont âgés. C’est irrémédiable et leur piété fidèle n’y change rien. Sauf que soudain, l’inespéré surgit, l’inattendu. Bouleversant : la longue prière est exaucée. Y croyait-il encore vraiment, ou bien la ronronnait-il par habitude sans trop de ferveur ni de conviction ? Une fidélité au rabais ou en solde ? peut-être. Mais voilà : Élisabeth va enfanter un fils.
Sa réaction n’est pas celle de la stupéfaction ni celle de l’exultation. La joie n’est pas à l’ordre du jour, il se place comme en retrait : il n’en croit pas ses oreilles. Fatigue d’espérer ? Crainte de l’illusion à la longue ? Oh certes il priait, mais en fait il n’attendait plus rien. L’enfant lui est donné et il doit le recevoir, non pas comme une évidence qu’il aurait pu exiger et qui lui serait due, mais comme une grâce. Et c’est inscrit dans le nom même de ce fils, que lui, Zacharie, le père, n’aura même pas à choisir : Yokhanan, Dieu-fait-grâce, autant un programme qu’un condensé de la stratégie divine, à n’en pas croire ses oreilles, après tant d’années d’absence de Dieu, où la ferveur est devenue insignifiante et nos âmes ont séché sur pied…
Alors vérifions quand même, pour ne pas nous faire arnaquer et décevoir par quelque tromperie sournoise : « Comment vais-je savoir que cela arrivera ? Moi en effet, objecte-t-il, je suis un vieillard et ma femme est avancée en âge ». Manière de prendre ses distances, mais aussi, du même coup – mais cela, l’avait-il voulu ? pas sûr ! – mais aussi pas moyen de prendre possession de cet enfant que, pourtant, ta femme Élisabeth va mettre au monde pour toi, comme l’ange vient de le lui annoncer. Pas moyen de faire, de ce petit être de chair vivante, sa chose à lui, de disposer de cet héritier. Ce n’est pas lui qui lui choisira son nom, ce n’est pas lui qui façonnera sa personnalité et son destin. Et comme l’ange annonciateur s’irrite et se fâche de cette réticence méfiante – il n’est pas bon en effet de décevoir les anges, ils ne le supportent guère ; nous, les humains, nous sommes quand même de meilleure composition – eh bien, voilà Zacharie le méfiant, l’hésitant, le mécréant au fond, le voilà mis en marge du flux et du reflux de la parole, mis en dehors de l’échange des humains avec les humains. Le voilà voué au silence, un silence qui n’est ni celui de l’adoration ou de l’admiration, mais un silence de régression : le voilà devenu littéralement in-fans (1), enfant, celui qui ne possède pas encore la parole. Et un infans qui n’est même pas capable, même pas de ce babil avec lequel les bébés tentent de prendre leur place dans la communauté humaine. Zacharie le taciturne est comme un astre mort.
Naissance du fils. La tradition veut que l’héritier reçoive le nom de son père ou alors de l’un de ses aïeux. Continuité assurée, et, en plus du nom, ce rejeton embrassait immanquablement l’activité du père. Et les parents et les voisins vont venir pour assurer (et pour s’assurer du) bon fonctionnement de cette permanence, de cette pérennité de la tradition.
Or, le nouveau-né va recevoir non pas un nom usagé, un nom qui avait déjà servi et qu’on recycle pour que rien ne se perde, comme on recycle les personnes en individus. Son nom tout neuf – Yokhanan, Jean – n’est lesté d’aucune antériorité familiale. On voulait, comme de normal, l’appeler Zakaria, Dieu-se-souvient – primat de la mémoire, primat du passé peut-être -, eh bien ! il s’appellera Yokhanan, Dieu-fait-grâce – primat du présent, primat de la promesse aussi peut-être. Il sera, cet enfant, un être neuf, et la suite le confirmera : il ne s’inscrira pas dans la généalogie des prêtres, il sera comme une étoile filante – un prophète. D’emblée, le voilà placé au seuil de son avenir, il ne sera pas un écho de ce qui le précède. Et le baptême de Jésus fera de même, il nous délivre des attaches et des pesanteurs des modèles à imiter ou à reproduire.
Zacharie est donc réduit au silence neuf mois et huit jours. Longue durée qui aura été le temps de gestation suffisant pour concevoir dans son esprit et laisser croître dans son cœur le nom neuf de cet être neuf. Double grossesse au fond, et Jean le Baptiste en sera le fruit : neuf mois pour sa mère qui s’achèvent dans le temps de l’accomplissement – c’est le mot de saint Luc : une plénitude apaisée et indépassable ; et puis aussi, neuf mois et plus dans cette caverne de silence qui s’est creusée dans la gorge de son père. Et au bout de ces neuf mois et plus, il délivre – c’est une délivrance – le nom de cet enfant.
Élisabeth, elle, le met au monde – c’est tout autre chose que mettre bas, ce qui est le propre des femelles animales. Mettre au monde, comme par effraction, introduire un être neuf dans le monde, qui fera inévitablement bouger les choses et les cadences du temps. Et ensuite, il faudra mettre le monde en lui, ce sera l’apprentissage de la langue – la langue maternelle justement -, et ainsi l’enfant pourra parler le monde… et parler au monde.
Mais, entre la mise au monde et la circoncision, huit jours, un entre-deux. Cet être vivant n’est pas encore dans l’Alliance, dans la communauté de l’Alliance, et ce sera seulement à ce moment-là qu’il sera reconnu comme un humain, dans cette appartenance à l’Alliance. En tout cas, depuis neuf mois déjà, Zacharie était hors jeu, et, étonnement, c’est sa mère qui lui donne son nom, à ce bébé. Cela contre les usages, et Zacharie, le père, ne fera que confirmer par ce substitut de la parole qu’est l’écriture.
Zacharie trace ce nom sur une tablette avec un stylet, et comment ne pas penser alors au couteau qui va sacrifier le corps de cet enfant mâle, qui va tracer, écrire dans sa chair, l’écriture ineffaçable de l’Alliance ? Marc-Alain Ouaknin (2) note subtilement que le mot hébreu qui désigne la circoncision, le mot mila, vient du verbe moul qui veut dire « couper », mais aussi « être face-à-face » ; il est proche d’une autre racine hébraïque, mallal qui signifie « parler ». La circoncision est une façon d’introduire le langage dans le corps, et le corps de l’enfant dans la sphère du langage.
Alors, tout bien pensé, on pourrait presque dire que ce fils nouveau-né opère une nouvelle circoncision sur le corps, vieilli et infirme, de son père, puisqu’il le réintroduit dans le langage, il le délivre de sa malédiction – délivrance – en suscitant en lui une parole neuve, renouvelée, jaillissante de bénédiction – on est loin de la méfiance revêche et cafardeuse d’il y a neuf mois et plus -. Bénédiction que nous, prêtres et diacres, moines, moniales, et consacrées, et sans doute nombre d’entre vous, les baptisés, reprenons à chaque aurore, en tous les matins du monde : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, il visite et rachète son peuple… » Et comme Jean le Baptiste a délivré sa mère de la honte et de la malédiction de la stérilité, nous délivrons le jour qui vient et le monde qui s’éveille de la malédiction de la nuit et de la honte de l’infertilité.
Notes du copiste :
(1) fans est participe présent du verbe latin fari = parler ; est infans celui qui ne parle pas (encore)
(2) Marc-Alain Ouaknin (né en 1957) est un philosophe et écrivain français ; fils du grand rabbin Jacques Ouaknin, il a lui-même suivi des études rabbiniques ; il est professeur des Universités
Rueil-Malmaison, Ste Thérèse (23 juin)
Notre-Dame de la Compassion (24 juin 2018)