Jésus, calomnié par les scribes, désigne sa vraie famille – Marc 3,20-35
par le Père François Marxer
En ce temps-là, il revient donc à la maison. Disons que juste auparavant, il avait généreusement enseigné la foule qui se pressait ; il en avait guéri beaucoup, surtout des esprits un peu dérangés et agités par des démons, lesquels faisaient savoir à tout le monde à qui on avait affaire, qu’on ne s’y trompe pas : « Tu es le fils de Dieu » hurlaient-ils à tue-tête. Bien vu, les démons ! Eh ! que voulez-vous, les démons ont la foi, mais leur témoignage est mal venu, à contre-emploi : ils gâchent, exprès bien sûr, le travail du Messie.
Et puis, Jésus avait drainé tout ce monde sur la montagne, et là, il en avait choisi douze. On les connaît : ils vont devenir ses plénipotentiaires, ses chargés de mission ; au passage, Jésus avait procédé à quelques rectifications d’identité : Simon, le patron-pêcheur, était devenu Képhas, c’est-à-dire Roc, de quoi construire ; et puis les inséparables Jacques et Jean seront surnommés Boanergès, les fils du Tonnerre, douce allusion à leur tempérament fougueux ou à leur vigueur prophétique, parfois un peu déplacée, on allait le voir…
Dans ce paquet apostolique, il y a des gens pas forcément recommandables : un publicain, donc un collabo agent du fisc, Lévi alias Matthieu, et puis des nationalistes pur sucre, prêts au coup de poing ou au coup de feu si besoin est, un autre Simon dit le Zélote, et puis celui qui allait tout gâcher et grâce à qui tout va réussir, cet Iscariote, peut-être natif du village de Kiriot, ou alors guerillero fanatique – un sicarios expert à manier le poignard – ou bien allusion à son caractère fourbe de menteur – en araméen shegaryā –. Eh bien, voilà votre mission, les gars : vous serez avec moi, vous serez donc les premiers compagnons de Jésus – allais-je dire, les premiers jésuites !-, vous proclamerez l’Évangile et vous expulserez les démons manu militari. Pour l’instant, noviciat et apprentissage…
Vous suivez, et on revient à la maison. Et aussitôt, ça n’attend pas, la foule s’agglutine, elle a faim de parole, elle a faim de vérité, si bien – ô paradoxe – qu’on n’a même plus le temps de manger. Jésus est au fond le bon boulanger de la sagesse, il donne largement – pas des miettes – le bon pain de la vérité. Mais en voilà qui n’ont pas cet appétit-là…
Tout d’abord, la famille, les « gens de chez lui », comme dit l’évangéliste, la tribu, ceux qui sont acquis à la loi du sang et donc à celle de l’honneur : ce gamin, il a beau avoir trente ans passés, il porte ombrage à la réputation du clan et du village, avec ses calembredaines prophétiques et ses extravagances de thérapeute. Qu’est-ce qu’on va penser de nous, il est dingue, il a perdu la tête, le fils de la Marie ! Ils sont interrompus par une délégation venue de la capitale. Et ensuite, ils remettent ça, sa mère et ses frères…
Ah vraiment, la Sainte Vierge ne s’en tire pas avec les honneurs de la guerre (mais après tout, c’est une mère juive, son p’tit, il faut pas y toucher !). Restant au dehors, ils le font appeler, note l’évangéliste. Ils s‘y prennent mal : ils restent dehors, ils ne sont pas dans le coup ; ils le font appeler : allez, viens ici, qu’on te récupère ! Erreur, car c’est lui qui appelle, comme il vient d’appeler les douze qu’il a choisis. Et ici, c’est pareil : ma famille, c’est pas ceux avec qui je suis lié par les liens du sang, toute la cousinade ; mais ce sont ceux-là, assis en rond, comme de bons élèves qui écoutent et qui emmagasinent la sagesse que je leur donne : «Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère » : exactement en proximité, en égalité, en fraternité : frères et sœurs – et ils me font grandir au monde : une mère, et tous, ils sont comme moi dans l’obéissance au même Père, celui qui est au ciel. Entre nous, on est quand même un peu choqué de la manière dont saint Marc traite la Sainte Vierge : pas très déférent, tout ça ! Mais Marc, qui est originaire de Jérusalem et qui écrit pour les chrétiens de Rome, voit d’un très mauvais œil la famille galiléenne de Jésus avoir pris le leadership et diriger les affaires des communautés débutantes de Palestine, et qui, sous la conduite de Jacques, « le frère du Seigneur », impose une conduite rigoriste et hyperjudaïsante, ce qui n’est pas du goût de notre évangéliste ! Alors, règlement de compte ? Pourquoi pas ! En tout cas, la famille spirituelle est privilégiée par rapport à la famille naturelle, parfois étouffante…
Et arrive la délégation de Jérusalem. C’est épatant, au fond, les autorités de la capitale alertées sur ce qui se passe dans ce canton paumé d’une province perdue, là-haut, dans le Ch’nord. Elles se sont émues, elles envoient des experts qui arrivent avec déjà en poche leur diagnostic et interprétation : « Il est possédé par Béelzéboul ; c’est par le chef des démons qu’il expulse les démons ». En clair, ce Rabbi improvisé tient trop de place, on va le discréditer aux yeux de l’opinion publique.
Béelzéboul : on comprend habituellement « le Seigneur des mouches », ce surnom moqueur donné à une idole locale dans l’Ancien Testament (2 Rois, 1,2). Le Seigneur des mouches : au fond, ça ne vaut pas la peine de s’en faire, d’accord, c’est irritant, c’est agaçant, allez, un coup de plumeau (ou de chasse-mouche justement), et ces bestioles inopportunes (ou importunes !) disparaissent, au moins pour un moment. Les deux Thérèse, la grande (l’Espagnole) et la petite (la nôtre) nous donnent la bonne tactique : le mieux est de s’en moquer, de prendre le parti d’en rire (comme disait Pierre Dac), mais oui, on le voit arriver avec ses gros sabots, ses tentations dégoulinantes à s’en pourlécher les babines (comme dans le film de Luis Buñuel, Siméon du désert – à voir !). L’humour, il n’y résiste pas, et il décampe tout déconfit…
Mais ici, il a une autre carte d’identité : Satan, c’est-à-dire l’Accusateur, le procureur, l’avocat général qui dresse et prononce le réquisitoire, et là, ton compte est bon, il est plus que jamais Béelzéboul, je traduis exactement le mot araméen : le maître de la demeure, il tient le terrain. Alors, ne vous demandez pas : symbole ou réalité ? – mais dites-vous bien que chaque fois que vous y allez de votre petite calomnie, de votre sympathique ou odieuse malveillance, que vous démolissez suavement une réputation, il se frotte les mains, il reprend du service, grâce à vous, efficaces auxiliaires, et il vous en est très reconnaissant !
Mais voilà, Jésus, le Messie, rentre dans la bagarre, il se présente, c’est curieux, comme un Voleur qui va dévaliser la maison et dérober tout l’équipement de ce soi-disant maître de la demeure. Comme un Voleur, eh ! ça me rappelle notre petite Thérèse qui, en mai-juin 1897, quelques semaines avant de mourir, le voit partout, ce Voleur, et elle s’impatiente, elle l’attend, il va me ravir. Oui, ce Voleur-là, c’est mieux qu’Arsène Lupin, c’est lui qui nous délivre de cet empoissement du mal – or, le mal, c’est rien, Bernanos l’a bien dit, c’est glauque, c’est malsain, et c’est pour ça que ça nous attire, hélas !
Mais si tu penses obstinément que le Mauvais, le Malin, tient la place et donc autant lui en faire allégeance, fais gaffe, mon gars, hard rock, hard metal ou pas, sache-le, tout sera pardonné, toutes tes petites saloperies ou tes grosses mesquineries : pardonné ! Mais pas ça, pas le péché contre l’Esprit Saint, pas ce refus de l’évidence du Christ, la puissance du Christ, en face de quoi ces branquignols de démons et autres diables ne tiennent pas la route. Cesse d’être sérieux, de jouer au tragique, rigole donc quand tu le vois s’approcher et il prendra la poudre d’escampette. Et tu lui dis : « Oh ! n’oublie surtout pas ça ! » et tu lui remettras toutes ses tentations dans son sac à main, ça peut toujours servir pour d’autres. Et puis, quand même, il s’agit d’être honnête ! même avec le diable : ça lui servira de leçon !
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse, 9-10 juin 2018
10ème dimanche du temps ordinaire (année B)