Fête-Dieu : le Corps et le Sang du Seigneur – Marc 14,12-26
par le Père François Marxer
« Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » Préparer ce repas sacré entre tous, comme il se doit quand on veut être fidèle à ce rituel coutumier qui signe votre appartenance au peuple de l’Alliance. Et pour cela, Jésus envoie à la ville deux disciples avec des consignes précises et un peu étranges. Voilà qui nous rappelle le scénario, quelques jours auparavant, de son entrée triomphale dans la Ville sainte : il avait envoyé deux disciples déjà avec mission de détacher un âne tout jeune et de le lui amener. S’il y avait quelque remarque ou interpellation de comparses qui se seraient étonnés, ces disciples sauraient quoi répondre. Et tout s’était bien passé comme prévu…
Mais aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait pareil. Il ne s’agit plus d’entrer solennellement au milieu d’une foule enthousiaste, acclamant le Messie de Dieu avec des slogans un peu dangereux, ces Hosanna, « Sauve-nous depuis le plus haut des cieux », qui pourraient éveiller les soupçons de l’occupant romain ; non, aujourd’hui il s’agit pour ce groupe de Juifs pieux venus de Galilée avec leur maître, de célébrer la mémoire profonde de la Délivrance de l’esclavage et de l’engagement de leur Dieu pour eux tous. C’était vrai dans le passé, lointainement, c’était vrai avant-hier et hier, et ça reste vrai aujourd’hui et on reste confiant que ça le soit demain.
Donc, je vous l’ai dit, des consignes précises pour ces préparatifs, mais étranges quand même : en effet, qu’est-ce que vient donc faire cet homme portant une cruche d’eau ? Cette tâche était ordinairement l’apanage des femmes, tant elle a partie liée avec le don et l’entretien de la vie, même si, à la longue, cette fonction pouvait apparaître comme servile et discriminante (tenez, vous pourrez en parler à la Samaritaine, elle vous dira son sentiment là-dessus…). Évidemment, de savants érudits ont rappelé que porter l’eau était le privilège des hommes célibataires dans la communauté des esséniens, ou alors une corvée, comment savoir ? En tout cas, ça supposerait une proximité de Jésus avec cette secte très fermée et fortement élitiste, ce qui est hautement improbable. En revanche, il y a un épisode de l’Ancien Testament qui a de quoi nous intriguer. C’est l’histoire de ce grand gaillard de Saül qui, d’aventure, va rencontrer le prophète Samuel, et Samuel va lui donner l’onction et le consacrer ainsi comme roi d’Israël, comme Messie du Seigneur. Et dans son périple, Saül va rencontrer des jeunes filles portant des cruches d’eau et qui lui indiqueront le chemin de la maison du prophète(1). Or, nous le savons, le règne de Saül sera une tragédie : lui qui avait été choisi et consacré par Dieu, sera au final rejeté par Dieu, et on ne sait trop pourquoi. Saül, le roi maudit. Alors, Jésus mettrait-il ses pas dans les traces de ce roi rejeté, prendrait-il sur lui la malédiction qui avait déjà accablé le premier roi d’Israël ?
J’ai pris la liberté de vous lire la totalité de notre passage d’évangile en saint Marc, y compris ces cinq versets que le Lectionnaire a cru bon de supprimer, et qui ne recèlent pas des détails anodins, vous allez voir. Les préparatifs étant donc réalisés avec la bienveillante complicité de ce propriétaire, « le soir venu, Jésus arrive avec les Douze ». Le soir venu : ce petit rappel du moment de la journée et qui peut paraître bien banal, ne l’avions-nous pas repéré au tout début de l’évangile, dans cette longue et suractive journée de Jésus passée à Capharnaüm ? Or, le soir venu, nous était-il dit, tous les malades et les malheureux se rassemblent à la porte de la ville, et Jésus va leur apporter consolation et guérison qu’ils attendent. C’est aussi le soir venu que les disciples s’embarquent, et les voilà surpris par un grain d’une extrême violence, l’esquif menace de chavirer, panique à bord, et Jésus les tire du risque de naufrage : il manifeste sa puissance en commandant et en intimant aux puissances mortelles de se taire.
Le soir venu, c’est donc l’heure salutaire, le moment du salut, mais c’est aussi, là, ce jourd’hui, l’heure où se révèlent la faiblesse, la lâcheté, la couardise des uns et la vantardise, les fanfaronnades, les rodomontades des autres.
Oui, c’est très exactement ce qui va se produire. Et à l’initiative de Jésus qui déclare tout de go, assez abrupt : « Amen, je vous le dis – le ton est solennel, ce n’est pas simplement en aparté – amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer ». Il y a donc un traître. Révélation qui assombrit le visage de chacun : « ils devinrent tout tristes ». Ils ne vont pas faire d’enquête rapide pour dénicher quel est ce félon parmi eux, mais « l’un après l’autre, ils lui demandaient :’Serait-ce moi ?’ » Jésus n’a dénoncé personne, ni fourni aucun indice, mais chacun pense que ce pourrait bien être lui. Traîtres, oui, ils le sont tous, au moins en puissance.
Tous des traîtres. Jésus ne va pas démasquer le délinquant, l’indice qu’il fournit n’en est pas un, se servir avec lui dans le plat, tous et chacun l’ont fait, mais cela rend plus atroce cette trahison : ce n’est pas un réquisitoire que fulmine Jésus, mais une lamentation qu’il fait entendre sur l’inhumanité de cet homme-là : son comportement est ignoble, et il ne fait plus partie de l’humanité des hommes ; c’est pour cela qu’il eût mieux valu qu’il ne vît pas le jour… Et c’est vrai pour toutes les trahisons, forfaitures et infidélités que peuvent commettre les hommes…
C’est donc dans cette communauté de traîtres, et qui vont aggraver leur cas en protestant de leur intransigeante fidélité, la main sur le cœur, à commencer par Pierre – quoi, te trahir! moi, te renier, ça, pas question, jamais… et on sait la suite !-, c’est donc avec eux et pour eux qu’il prononce ces paroles qui déplacent la Pâque juive vers la célébration chrétienne.
Fraction du pain : pour que soit possible le partage de ce pain entre tous les convives. Certes oui, mais pas seulement. C’était déjà ainsi dans la pratique juive, mais en plus, ce pain qui est parlé désormais, qui est revêtu, pénétré de parole, ce pain-verbe qui est plus que fractionné, ce pain-là est corps, et corps brisé qui est donné, qui est remis aux traîtres. Étonnant ! Il donne à manger – il nous donne à manger – l’objet même de notre trahison. Et chacun a beau essayer de tirer son épingle du jeu, de se proclamer pur et innocent, indemne de ces compromissions – ah ! c’en est fini de la solidarité, de la camaraderie entre tous !… nous ne retrouverons notre adhésion et notre unité (notre vivre-ensemble, comme on dit) et notre réconciliation qu’en mangeant ce qu’il nous donne, lui assimilant cet extravagant amour qui nous redonne, tout neufs, l’Alliance et le pardon.
Se donner tout entier à ceux qui vont le trahir pour qu’en assimilant ce qu’il leur donne, sa chair et son sang, cela devienne leur propre chair – ou plutôt, que leur chair pécheresse, malade, infirme, bancale, devienne – étonnant paradoxe – sa chair à lui, sa chair glorifiée : il tire gloire de notre médiocrité ou de notre abjection, puisque c’est comme cela, de cette manière-là, que nous pouvons nous offrir à lui : « Ô mon Dieu, à force de Vous manger et boire, disait si bien Marie Noël, un jour Dieu sera mon instinct ».
Et c’est plus vrai encore que vous ne le pensez pour le prêtre que je suis. Quand je dis les paroles de l’Alliance : « Ceci est mon corps, ceci est la coupe de mon sang… », bien sûr ces paroles ne m’appartiennent pas, elles sont celles du Christ, mais c’est ma voix qui leur donne vie et en ma voix, elles deviennent, elles sont aussi les miennes. Livré pour vous, ce corps mien, imparfait, insuffisant, regimbant sous l’énorme exigence, ce corps vous est donné, à vous, paroissiens qui savez bien, si heureusement nous dévorer.
C’est mon sang – et mon sang malade, défaillant, sauvegardé par la médecine, ce sang garant de mon énergie, de mon allant – que je ne me récuse pas !, mais qui m’est donné par le Christ lui-même et que j’essaie tant bien que mal de suivre ! Et il me reste à conquérir opiniâtrement ce qui était évidence pour mon saint patron, François d’Assise – que c’est là, la joie parfaite. Je m’en approche petit à petit, mais ce n’est pas encore tout à fait ça. Il me faudra sans doute parvenir au moment de mourir pour que j’y acquiesce parfaitement.
« Certes, j’ai toujours pensé que c’était une bonne chose que la joie – avoue Pierre de Craon dans l’Annonce faite à Marie – mais maintenant j’ai tout ! […] Comme l’eau me soulève ! L’action de grâces descelle la pierre de mon cœur ! Que je vive ainsi ! Que je grandisse ainsi mélangé à mon Dieu comme la vigne et l’olivier ! »
(1) note du copiste : relire 1 Sam 9,11 et suivants…
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
3 juin 2018 en la Fête-Dieu