Fête de la Sainte Trinité – Matthieu 28,16-20
par le Père François Marxer, SJ
« Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » ; et ainsi se donne à goûter, et à jamais, la saveur d’une présence, impalpable sans doute, mais qui s’offre à nous à présent comme un don, indéfiniment, qui s’offre à nous pour être par nous reçue, parce que Jésus, depuis son élévation en gloire, se donne à nous depuis le site de la Trinité. Il n’est donc plus assujetti aux contraintes d’un temps, aux étroitesses d’une époque, ni aux limites d’un espace. C’est donc en tout lieu et à tout moment que sa présence avec nous se donne, ce que nous réalisons dans l’eucharistie.
« Dieu avec nous » : c’est ainsi que nous pouvons saisir la personnalité, l’identité de ce Dieu qui s’est révélé dans la communauté d’Israël comme dans la communauté/communion de l’Église. Dieu-avec-nous, déjà reconnu et affirmé comme tel au tout commencement de l’Évangile de Matthieu : l’enfant allait naître et ce qu’il est aux yeux de Dieu qui l’engendre, allait se rappeler dans la prophétie d’Isaïe : « On l’appellera Em-manu-El, Dieu avec nous ». Dieu avec nous comme l’épopée d’Israël l’avait maintes fois éprouvé, dans ses fureurs comme dans ses bénédictions. Et cet enfant justement s’enracine, reçoit sa sève d’humanité du terreau des patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, tous acquis, tous mobilisés par l’espérance de la promesse au long cours qui leur a été faite, et il reçoit sa puissance du lignage royal de David dont il est l’héritier.
Ici, voyez-vous, il ne serait que de relire à grands traits l’Évangile de Matthieu pour s’en convaincre et comprendre combien ce Dieu, et ce Dieu de puissance, était déjà avec nous. Et ce « nous » n’a rien de restrictif, de sélectif, de replié sur un entre-soi protégé par les cloisons d’un apartheid : dès cette naissance, les lointains, en la personne des Mages, viennent vérifier que, c’est vrai, ce Dieu est bien avec eux. Avec nous, les pécheurs, il le sera en recevant l’immersion purificatrice que lui administre Jean le Baptiste. Et s’il résiste, s’il refuse au diable la séduction des royaumes de la terre, la tentation de la puissance frelatée qui nous « trump » si aisément, c’est pour recevoir de son Père ce peuple qui errait dans les ténèbres (c’est toujours Isaïe) afin qu’il 0reçoive une grande lumière.
Ils seront nombreux à l’écouter, à se mettre à l’école de son enseignement. Le tourbillon de la Galilée des nations va bruisser de la présence, assoiffée de salut, des publicains, païens, prostituées et autres pécheurs, et cela va au-delà des frontières : Décapole, Syrie, Transjordanie, répondent à l’appel… Son enseignement, oui, car lui parle en homme qui a autorité – eh ! il fait grandir, pas comme les professionnels de la rhétorique creuse et des éléments-de-langage caviardés, que sont les scribes sclérosés et les professeurs médiocres. Et tous ceux-là, ces bâtards de païens venus du levant et du couchant, prendront place à la table des pères, Abraham, Isaac, Jacob, alors que les fils du Royaume qui s’étaient crus légitimes sont repoussés dans les ténèbres. L’Israël véritable accueille ceux du dehors et met en marge ceux du dedans.
Tout dépend de la reconnaissance qu’on accorde à son autorité, cette autorité dont il revêt ceux qu’il envoie et missionne pour récupérer les brebis perdues : « Toute puissance – ἐξουσία en grec (« exousia ») – m’a été donnée au ciel et sur la terre. Allez ! de toutes les nations, faites des disciples… »
Les tout-petits, les pauvres de cœur sauront ce qu’il en est de l’étrange puissance de Jésus, qui se donne à décrypter sous le signe de Jonas englouti dans la mort – mais pour peu de temps ; et les villes opulentes du bord du lac, Corazine, Bethsaïde, Capharnaüm…, y restent obstinément, aveuglément fermées.
Cette puissance, encore faut-il l’accueillir avec reconnaissance en se laissant guérir, tant le corps et le cœur sont malades, en se laissant rassasier, ne serait-ce, comme le suggère la Cananéenne, qu’en mangeant les quelques miettes qui tombent de la Table de l’Alliance. Eucharistie du pauvre : un presque rien, une miette de pain dans ma bouche, une goutte de vin et de sang qui roule dans mes veines, et voilà que Dieu est avec moi.
Accomplissement de ce mystère de Dieu avec nous : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». Et c’est aux disciples qu’il promet cela – les disciples, ceux qui se sont mis à l’écoute attentive de ce qu’il enseigne. Les disciples, oui, et pas les Apôtres, c’est-à-dire, comprenons, les plénipotentiaires, les chargés de mission. Les disciples, ceux qui savourent une manière de fraternité…
Reconnaissance de Jésus : « Ils se prosternèrent », comme jadis ils l’avaient fait dans la barque chahutée par la tempête qui s’était soudain calmée. Comme l’avaient fait le lépreux, la Cananéenne, tous reconnaissaient sa seigneurie. Et pourtant, « certains eurent des doutes » : alors, me direz-vous, si c’est ça, la foi ! Le doute ne s’est pas volatilisé ! Normal ! le doute, c’est le compagnon inséparable de cette foi nomade, toujours en progrès, toujours en voyage de vérité. C’est presque simple, trop simple : si vous n’avez aucun doute, c’est que vous n’avez pas la foi…
Et lui s’approche, il vient vers nous, maigrichonne communauté d’hommes de peu de foi, amputée de surcroît de la défaillance d’un d’entre nous, cet Iscariote, sans doute le plus astucieux et… le plus ambitieux de nous tous.
Ils en sont là, à reconnaître, mais plus encore, peut-être, à douter. S’il y a donc en eux quelque puissance de foi, quelque puissance de croire, c’est qu’elle ne vient pas d’eux, elle leur est donnée, c’est lui qui la leur donne : « Allez donc » – donc : oui, à cause, en raison, en conséquence de ce doute irrépressible qui vous hachure le cœur. Allez donc, car je vous donne l’extraordinaire, l’extravagant pouvoir – exousia, encore une fois – de rassembler les disciples par l’enseignement et le baptême. Le baptême de Jean éveillait à la proximité prochaine du Royaume – et il convenait de s’y préparer, de rectifier la position -, le baptême au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit manifeste que le disciple est entré dans le Royaume, autrement dit qu’il est entré dans la Vie, ou encore, autre mot de l’Évangile, qu’il entre dans la joie de son maître, de son Seigneur.
Je me disais que, de cet état pas très glorieux, l’Église sortait rarement ; et c’est tant mieux, l’Église ne faisait pas vitrine ou démonstration, et alors c’était au Royaume de s’approcher en silence, sans tambour ni trompette.
Je ruminais cela, peu de jours avant Pentecôte, l’Esprit de Dieu aura-t-il caressé mon âme qui reposait entre prière et quiétude ? je ne sais. Toujours est-il que j’ai eu cette évidence qu’au moment où je me trouvais sur le seuil et que j’allais entrer pour de bon dans la Vie, le Christ me demanderait, peut-être avec une douceur amusée : « Alors, François, toi qui as été mon prêtre, qu’auras-tu fait au final ? » Et je lui répondrai avec franchise : « Oh, ça, Seigneur, enseigner, oui, j’ai enseigné avec passion. Tu m’auras donné des prédispositions pour cela, et j’y ai été encouragé par mes maîtres que tu avais placés sur ma route. Et de tout cela, je crois que j’ai quand même un peu bien disposé. J’y aurai eu du plaisir, je ne le cacherai pas, mais ce n’était pas pour ma seule jouissance (même si mon âme et mon esprit se dilataient d’émerveillement), parce que c’était pour les autres et avec eux que je te trouvais, toi qui m’avais trouvé et que je te cherchais plus encore, toi qui m’avais cherché… »
Et puis, et puis, il y a eu cette nuit de Pâques de 2018, dans cette petite paroisse de Sainte Thérèse, tu sais, à Rueil – ça doit être dans tes radars -, je venais de franchir le cap presque vénérable de mes 70 ans ; et ce fut la première fois, en 45 ans de prêtrise, que j’ai baptisé trois catéchumènes, Claire, Cécile et Vincent, ces trois-là que j’avais enseignés de liturgie en liturgie, d’enseignement en enseignement. Je ne t’apprends rien, bien sûr, car tu étais plus que partie prenante. C’était la première fois, et ça aura été autre chose que tous les enfants, tous les bébés – des centaines que j’ai baptisés, et sur qui je posais un regard d’affection et d’émerveillement, en me demandant chaque fois : « Que sera cet enfant ? » Mais ces trois-là, je les ai fait entrer en sainteté, je les ai entraînés dans la Trinité, ce frémissement d’amour incessant, cette musicalité de l’être si décalée par rapport au tintamarre d’un monde bruyant, vain et frivole… Et j’y suis entré avec eux. Et me voilà, comme j’avais coutume de te dire quand je commençais, quand je m’essayais à prier, me voilà pour de bon, j’achève le voyage, tu étais avec moi tous les jours et à présent je suis pour de bon avec toi et pour toujours…
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre – Saint-Paul
27 mai 2018
Fête de la Sainte Trinité