Pentecôte – Genèse 11,1-9 et Actes 2
par le Père François Marxer
Pentecôte, le cinquantième jour après la Pâques, après le grand Passage qui opère la délivrance, l’ouverture à la vie pleine, plénière. Dans le récit que nous en donne la plume de saint Luc au livre des Actes – notre première lecture -, toutes les nations connues de toute la terre habitée – l’oikouménè (1)– en ce temps-là, se rassemblent dans la Ville sainte, non pas en ordre de bataille ou d’affrontement, comme c’est le cas, hélas ! aujourd’hui à Jérusalem, mais en ordre liturgique, car tous sont là pour célébrer le Dieu vivant et le don de la Loi, de la Torah, qui a été fait au peuple de l’Alliance, à Israël, et dans cette coalescence(2) liturgique, ça parle, on entend des rumeurs, les langues circulent et se croisent, s’échangent, s’interprètent, se devinent, chacun conversant spontanément dans sa langue maternelle.
Dans cet événement de Pentecôte, c’est de langue qu’il est question. De langue audible, de langue visible aussi : ces « langues qu’on aurait dit de feu » qui apparaissent et se posent sur chacun dans la communauté des disciples, jusque là cloîtrés dans le mutisme et qui vont à ce moment se faire entendre, prendre la parole. Flammèches flamboyantes, oui, sans doute, mais plus encore, de quoi nous faire saisir, si nous l’avions oublié, la puissance, la véhémence passionnée et incendiaire presque, flamboyante en tout cas, de la parole…
De la langue, des langues, nous ne saurions nous passer, nous les humains ; d’ailleurs, ceux qui sont dans l’incapacité phonique d’articuler des sons, ont inventé la langue des signes, une autre manière de s’entretenir, de nous entretenir. Car la langue, y prêtons-nous suffisamment attention ?, permet, elle est, un entre-tien : elle est entre chacun de nous, et, grâce à elle, nous pouvons entrer en communication, en communion même avec l’autre homme, grâce à elle nul n’est une île. Et de surcroît, la langue nous entretient : elle ravive, maintient nos forces, nos capacités d’humanité, elle veille sur la santé de notre âme qui parle ses désirs, ses questions, ses chagrins et ses enthousiasmes.
Nous disposons, aujourd’hui plus que jamais, mais c’était déjà le cas dans ce premier siècle de notre ère et même avant le Christ, nous disposons de deux langues, une langue de service et une langue de culture. La langue de service, pauvre en ses ressources peut-être, n’est pas à négliger : elle permet échanges pratiques et transactions commerciales surtout. De nos jours, c’est cet anglais frelaté qu’on appelle le globish ; au temps de Jésus et des Apôtres, et même avant, c’était le grec, et plus spécialement pour le Proche-Orient, l’araméen. Et puis nous avons une langue de culture, plus subtile et nuancée, riche de la palette chatoyante de son lexique, de son vocabulaire, virtuose en ses tournures, sa grammaire et sa syntaxe, et qui exprime l’âme de chacun en ses détours et en sa profondeur. Cette subtilité rend, malgré tout, la compréhension parfois difficile. Tenez, en exemple, si on parle de « dette » en français, nous voyons immédiatement une somme prêtée ou empruntée à rembourser, un dû que l’on est en devoir d’honorer, le mot a tout de suite une saveur économique et juridique ; eh bien, passez outre Rhin, et vous entendrez parler de Schuld , ainsi le dit la langue allemande, mais Schuld , c’est aussi – et pas moins – la faute, le péché, qu’il faudra expier. Et alors, on voit pourquoi la chancelière madame Merkel, qui est intraitable sur la dette grecque – les bons comptes font les bons amis, n’est-ce pas ? dit-on – ouvre les portes de son pays aux réfugiés et migrants en disant qu’ainsi son pays paie sa dette à l’égard de l’humanité, dette contractée, inexpiable peut-être, durant le régime nazi. Entendant cela, les Français ne comprennent plus : dette ici, dette là, y aurait-il deux poids, deux mesures ? Pas tout à fait !
C’est dire que si la langue, les langues, nous donne(nt) le plaisir de la conversation, elle(s) nous donne(nt) aussi les difficultés de la compréhension. Surtout que nous privilégions, comme il se doit, notre langue maternelle. Maternelle, qu’est-ce à dire sinon que nous nous en nourrissons en même temps que nous tétons le lait maternel. Notre mère nous aura allaités et tout en même temps nous aura introduits dans la langue. La langue, c’est notre matrice en laquelle l’’in-fans que je suis d’abord (infans : celui qui ne parle pas) devient un puer, cet enfant qui accède à la langue, maîtrise le langage et s’ouvre au monde…
La Pentecôte, c’est le miracle des langues : dans cette concentration de mondialisation qu’est Jérusalem à ce moment-là, chacun s’exprime spontanément dans sa langue à lui, maternelle bien sûr, et même, parfois, son dialecte ou son patois. L’étonnant – et ils en sont tous stupéfaits !-, c’est qu’ils comprennent ces Galiléens, ces bouseux, ces péquenots, qui viennent de là-haut, du Ch’nord, ils les comprennent de façon limpide, comme s’ils parlaient leur langue maternelle à tous et à chacun. En écho, évidemment, nous, nous entendons là la rumeur de la tour de Babel, cette fiction poétique qui nous donne à comprendre l’état de l’humanité telle qu’elle est. Babel, c’est la tentation totalitaire, cette prétention folle de s’installer au ciel, de narguer la puissance de Dieu, de vouloir être son égal et de le toiser, tout transcendant qu’il soit. La réaction de Dieu le Créateur, en semant la division qui embrouilla les langues et rendit difficile, voire improbable, de se comprendre les uns les autres, Dieu ne cherche pas à préserver son pouvoir jalousement : Dieu n’est pas Staline, ni Hitler, ni Pol Pot – mais il évalue les dommages irréversibles dont pâtirait alors la créature humaine, chacun, ainsi embrigadé, perdant ce qui lui est spécifique, ce qui est son originalité unique, singulière.
Évidemment, le prix à payer d’un tel remède est lourd, c’est le péril toujours renaissant de la fragmentation – et on ne le voit que trop dans les revendications « anti système » comme on dit -, d’indépendance ou d’autonomie – Catalogne, Lombardie, Écosse,…. – proprement suicidaires, avec l’équivalent au niveau personnel, l’individualisme, qui est le refus jaloux de toute communauté réelle et la revendication obsessionnelle de ses seuls droits propres. L’absurdité est à la porte, prête à faire son entrée ; saurons-nous avoir une réaction pentecostale ?
Revenons à l’événement de Pentecôte et au récit des Actes des Apôtres. Tous ceux qui sont dans l’émerveillement constatent : « Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous galiléens ? » Galiléens, oui, on les repère en raison de l’accent qui trahit leur ancrage provincial. Mais il se pourrait bien – et même bien plus – que ce mot de « galiléen » soit lié à un courant d’opinion, une coloration, une sympathie politique et franchement nationaliste – de quoi révulser pas mal de ceux qui sont là. Or il n’en est rien : on les comprend cinq sur cinq, ils ne nous débitent pas leur propagande, ce qui nous aurait agacés au suprême degré ; non, ils tiennent un autre discours, et là on s’y retrouve, ils nous racontent, ils nous chantent les merveilles de Dieu, les mirabilia Dei, à savoir que les promesses que Dieu nous avait faites et qui nous permettaient d‘envisager qu’il y a quand même, malgré tout, un avenir pour nous, que la vie ne met pas la clé sous la porte lorsque nous mourons et tirons notre révérence, eh bien, ces promesses sont réalisées pour nous. Avec ce que vous nous dites là, le monde qui nous était familier – parfois odieusement familier avec ces check points et ses tracasseries, ces pouvoirs arrogants et ce mépris des puissants – redevient printanier et le temps, ce temps qui nous pèse et nous dure, retrouve du goût et de la saveur. Ce que vous nous dites là, ce n’est pas de la camelote ou du baratin de bonimenteur, c’est le fond de votre âme et ça nous parle, parce que ça nous découvre le fond de la nôtre, de notre âme à nous tous chacun. Ça aussi, c’est merveilles de Dieu, mirabilia Dei.
Notes du copiste : (1) d’un verbe grec signifiant « être dans la maison, habiter » (même racine pour «œcuménisme ») ;
(2) coalescence = union, fusion de deux éléments jusque là séparés qui croîtront désormais ensemble
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
19 et 20 mai 2018 (année B)