La « prière sacerdotale » de Jésus – Jean 17,9-14
par le Père Marxer
C’est la fin de la cérémonie des adieux, nous ne sommes pas tout à fait rassurés, pas réellement rassérénés, mais enfin, on sait à quoi s’en tenir… Une prière, une longue prière, l’intime du cœur de Jésus qui s’épanche en pure action de grâces, qu’il prononce « les yeux levés vers le ciel ». Comme une conversation, un cœur à cœur avec le Père. Et nous autres, les disciples, nous sommes là à écouter, un peu gênés peut-être, qui craignons d’être indiscrets ; mais non, il veut que nous soyons là, que nous soyons des témoins attentifs et étonnés tout à la fois, c’est bien nous qu’il met dans cette confidence. Et je ne vais pas en être surpris : il n’a plus aucun secret pour nous, puisque « tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître ».
À bien l’écouter, j’entends dans les mots de sa prière, la rumeur – un musicien dirait plus justement : les harmoniques – de ce qu’il nous avait dit, il y a quinze jours, lorsqu’il évoquait la vigne vraie qu’il était et nous, les sarments qui portions du fruit en lui. Oui, je l’entends encore : « Je vous ai dit toutes ces choses pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite, que votre joie soit accomplie ».
Et, ce jour, il redit quasiment : « Je parle ainsi, toutes ces choses, je les dis dans le monde, afin qu’ils aient en eux la joie, ma joie, et qu’ils soient comblés de joie ». Et pour cela, à deux reprises il nous avait donné sa parole – comme maintenant – sa parole qui avait forme d’un commandement tout neuf : « Aimez-vous les uns les autres, comme – de la même manière que, parce que – je vous ai aimés ».
Un commandement, oui, mais il y a plus qu’un commandement : « Moi, je leur ai donné ta parole, ton Logos » ; et comment pourrais-je oublier qu’il est lui-même cette Parole, ce Logos qui est au commencement de tout, de tous les êtres et de tous les vivants, lui qui est amoureusement, filialement, « tourné vers le Père » ? Je leur ai donné ta Parole : ainsi c’est donc vous-même, Seigneur Jésus, c’est vous-même qui vous êtes donné à moi, à nous tous, donné entièrement, sans réserve, eucharistiquement ; et ce sera désormais l’indicatif de nos propres vies à nous, nos vies qui seront habitées désormais de votre joie, joie de donner, joie de se donner – et cette joie sera parfaite…
Oh ! ça ne va pas nous rendre la vie facile, c’est clair, car, vous nous le dites d’un ton d’évidence, « le monde vous hait ». Il n’y a pas à s’en étonner : le monde en effet entretient la haine comme le ferment de sa puissance, et nous ne pouvons pas pactiser avec ses manières de faire, car ce qui est primordial pour nous, c’est d’aimer, et cet amour met en musique ce don, cette donation, de Jésus à chacun d’entre nous.
Oui, c’est évident, le monde nous a pris en haine, parce que nous ne vivons pas à part, dans quelque phalanstère ou je ne sais quelle île déserte qui nous serait île enchantée : « Je ne prie pas pour que tu les retires du monde », car « ils n’appartiennent pas au monde, de même que moi, je n’appartiens pas au monde ». C’est ainsi, et c’est périlleux, reconnaissons-le, nous sommes dans le monde sans en être, et donc nous ne jouerons pas la carte du communautarisme.
La seule chose que tu demandes pour nous, Seigneur Jésus, c’est que le Père nous garde du Mauvais. Pas du Mal, c’est abstrait, c’est une denrée pour philosophes qui n’ont jamais fini d’en débattre, mais du Mauvais, qui est un principe actif, perfidement actif (surtout quand il s’est insinué, escorté de la bêtise, dans les bureaux de la Maison Blanche à Washington).
Et nous avons bien mesuré cette menace quand nous demandons ultimement dans le Notre Père : « Délivre-nous du Malin, délivre-nous du Mauvais ».
Et puis, tu demandes aussi ceci, pour finir : « Sanctifie-les dans la vérité. Ta parole est vérité ». Et là, me vient sur la langue, encore une fois, la demande du Notre Père : « Que ton Nom soit sanctifié ». Que ton Nom, ton insigne Présence, soit sanctifié, non pas là-bas, au loin, je ne sais où dans le paysage, mais en moi, en chacun de nous. Que nous soyons ensemble la sanctification de ton Nom, à toi qui es « notre Père qui est aux cieux ». Et c’est cela, cette sanctification, c’est cela qui donnera vigueur et saveur au lien qui nous relie, qui nous lie au Père, le Père très saint (comme nous l’invoquons dans la prière eucharistique) et s’en trouve fortifiée notre intimité avec toi, Jésus, qui es la Parole du Père, et cette Parole est vérité : « ta parole est vérité ».
Il nous avait dit – c’était dimanche dernier – : « C’est moi qui vous ai choisis et institués, pour que vous alliez et que vous portiez du fruit, et un fruit qui demeure ». Pour que vous alliez… et cette fois, pas d’échappatoire, on voit clairement la destination : « De même que tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde… ». Et ça ne sera pas une partie de plaisir ! Car le monde nous a pris en haine, c’est un monde de pécheurs et de malandrins, et ces enfants de ténèbres sont plus forts que nous, les fils de lumière ; alors, nous pensons plus malin parfois, de pactiser un peu, oh ! pas trop, avec le monde, pour ne pas trop se signaler, pour ne pas faire tache, pour que ça ne soit pas trop invivable. Eh oui, Seigneur Jésus, nous ne sommes pas parfaits, mais nous sommes perfectibles, nous ne sommes pas des caboches obstinées, nous sommes susceptibles de perfectionnement…
Et c’est donc pour ça que, « pour nous, tu te sanctifies toi-même, afin que nous soyons, nous aussi, sanctifiés dans la vérité ». Ça part d’un bon sentiment, Seigneur, mais c’est quand même étrange ? Simon-Pierre te l’avait bien dit : « Nous savons et nous croyons que tu es le Saint, le Saint de Dieu ». Le Saint au top, absolument. Et voilà que tu te sanctifies ? Ta sainteté serait-elle donc incomplète ? Y manquerait-il quelque chose ? Eh oui, c’est notre sainteté à nous qui te manque, comme aussi, hélas ! avec nos petits arrangements, entre amis, nous manquons à ta vérité. Tant que nous ne sommes pas sanctifiés dans ta vérité de Fils, nous manquons aussi à ta vérité. Et le diapason de cette vérité, c’est la joie, ta joie qui sera en nous une joie parfaite, car la joie est la perfection de la vérité sainte.
Dans son immense roman Le Journal d’un curé de campagne, Bernanos donne la parole au curé de Torcy – le curé de Torcy que j’aime bien et que j’admire d’autant plus que je ne lui ressemblerai jamais, question de tempérament ; mais j’en ai connu, des curés de Torcy, dans mon diocèse de Lorraine : je pense au curé de Blénod, ou à celui de Saint-Epure à Nancy ou de Maine, petites paroisses proches de Crévic, où mon propre oncle François était curé – oui, c’était vraiment ça, ils étaient des incarnations de ce solide curé de Torcy. Lequel fait ainsi ses paternelles remontrances à son jeune (et fragile) confrère, en lui rafraîchissant sa mémoire biblique :
« Que veux-tu, mon petit, j’ai mes idées sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché ».
Et de citer, chemin faisant, « la parole du Livre », comme il dit, la Lettre aux Hébreux :
« Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ! Que dis-je ! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de monter sur l’estrade, on te donne un Stradivarius et on te dit :’ Allez, mon garçon, je vous écoute. Brr !…’ »
Voilà donc l’enjeu – car la vie est un jeu, et c’est de la musique que j’ai à jouer. La partition, c’est l’Évangile, l’instrument (précieux ! sublime ! un Stradivarius !…), c’est la grâce de Dieu, et il me reste, après avoir solfié tant bien que mal le catéchisme, à faire entendre ma vie comme un Hymne à la Joie !
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
13 mai 2018, 7ème dimanche de Pâques( année B)