L’Ascension de Notre-Seigneur – Marc 16,15-20
par le Père François Marxer
Décidément, Seigneur Jésus, vous mettez les petits plats dans les grands. Comme chacun d’entre nous le vivra, vous avez connu le grand départ, celui où le monde s’efface pour chacun – et nous avons bien l’impression qu’il est définitif. Oui, vous l’avez connu, nous nous en souvenions il y a une quarantaine de jours. Vous vous y êtes préparé et vous y avez préparé ceux qui sont vos proches. Un repas, le dernier, dont vous faites une pratique pour que, désormais, nous en fassions mémoire jusqu’à la fin des temps, et puis un geste que vous inventez presque, si étrange pour nous : vous mettre à genoux devant chacun de nous pour le servir humblement, et avec quel respect ! et que ça nous serve de leçon et d’exemple jusqu’à la fin des temps…
Ce fut la cérémonie des adieux et vous avez parlé longuement, longtemps, doucement : ce n’était pas une parole d’émotion qui serait oubliée après-demain, forcément obsolète parce que plus en situation. Non, ce que vous avez dit là tenait la route jusqu’à nous, et nous en prenons bonne note. À ce moment-là, c’était le premier départ, pour les uns et les autres, la catastrophe était là, prévisible, inévitable ; et vous avez tenu, Seigneur Jésus, voyant la tristesse ombrager nos cœurs et le trouble qui nous agitait, vous avez tenu à nous consoler. Et la consolation, c’est plus que du réconfort, c’est autre chose que de retrouver son assiette ou du bien-être, c’est retrouver son élan, le goût de ce qui est possible malgré tout, quand tout s’y oppose ou ricane justement…
D’ailleurs, de l’inconsolable, vous en avez su vous-même quelque chose, quand vous vous êtes retrouvé devant la tombe de Lazare, votre ami, et l’irréparable était en marche, Marthe vous l’a bien dit : « Ça fait quatre jours qu’il est là… Alors quoi faire ? » Vous avez été troublé, Seigneur, le frisson de la mort affreuse vous a traversé, tout Fils de Dieu que vous étiez, tout confiant de foi vraie que vous étiez devant votre Père… Ainsi vous avez pris la mesure de ce que nous, les hommes, étions éphémères, caducs en nos limites, en notre finitude, et que c’est ça qui faisait l’éclat et le sérieux, la profondeur et la grandeur de notre capacité d’aimer – et cette capacité, c’est dans notre baptême, même tout petit, qu’elle nous a été donnée – et c’est tout ça qui faisait la saveur de notre vie… Et la Mort allait engloutir tout cela, comme une vilaine bête, comme elle a englouti Jonas, balancé par-dessus bord par les marins qui ont découvert ce clandestin – ils l’ont jeté, ouste, après avoir prié quand même, il faut ce qu’il faut après tout !… – Mais la vilaine bête a recraché Jonas, comme Lazare ressort du tombeau, ligoté dans les langes de la mort. Mais qu’ils se le tiennent pour dit, ce n’est que reculer pour mieux sauter, il y aura une seconde manche, et là… !! Seigneur Jésus, vous ne passerez pas à côté : enseveli, descendant aux enfers, mais vous venez de resurgir et c’est pour toujours, une fois pour toutes, et vous ne pouvez pas mourir…
Vous avez donc fait vos adieux longuement, patiemment, et trois jours après, vous étiez avec tous, et cela pour toujours, étrangement le même et étonnamment autre qu’on ne vous avait connu… Et vous étiez évidemment dans l’histoire, dans notre histoire d’hommes, pas ailleurs, je ne sais où. Vraiment homme parmi les hommes, car être homme, ce n’est pas être végétal ni minéral – même si, hélas ! certains ont le cœur calcifié – c’est être ouvert, tendu vers la contemplation émerveillée du monde qui s’offre à nous et du temps qui se déploie pour nous. Et puis là, à présent, à nouveau, vous faites vos adieux : c’est plus sobre, quelques consignes à peine, et ce sera cette fois pour la longue durée, une durée dont nous ne savons pas – quoi qu’en disent les astrophysiciens – jusqu’à quand ça durera… Alors nous comprenons que tout ce que vous avez dit dans les premiers adieux, c’est valable toujours et toujours à reprendre, maintenant que vous vous retirez pour une si longue absence.
Or vous nous avez dit de ne pas être tristes, et même de nous réjouir. Se réjouir, c’est autre chose que jouir : jouir a un petit côté égoïste et quant-à-soi, se réjouir, eh ! on se réjouit à la naissance d’un nouveau-né, de la joie des parents, comme on se réjouit du succès d’un jeune, un enfant, un neveu, un cousin, une cousine, à un examen, ou de l’honneur qu’on lui a fait, ou de la promotion dont on l’a honoré. Et là donc, se réjouir de ce qu’il part parce qu’il va vers le Père et qu’il n’y va pas tout seul, pour lui tout seul. Non, il prend avec lui toute l’humanité des hommes, avec laquelle il fait désormais une seule chair : il ne peut plus s’en défaire, il est entré dans une telle solidarité, presque complicité, avec cette humanité, la nôtre, qu’il a pris sur lui toute la saloperie de notre turpitude, notre connivence avec les bas-fonds, toute la dette de ce dont les hommes sont coupables, il l’a prise sur lui. Et Dieu sait si pourtant les hommes ne lui ont pas réservé le meilleur accueil : « Il est venu chez les siens, dans son domaine, et les siens ne l’ont pas reçu », et on comprend, Seigneur, qu’il y a des jours où vous avez soupiré, tant vous étiez agacé ou déçu par notre façon d’être, pénibles et mesquins que nous sommes… Comme nous-mêmes, allez ! disons-le, nous nous agaçons et même irritons, hélas ! pas sans raison, du comportement des autres…
Vous faites retour vers le Père, mais vous n’êtes pas seul, c’est en tant que Fils de l’Homme que vous faites retour, puisque vous avez vécu une bonne trentaine avec nous, puisque vous êtes descendu aux enfers, au lieu des morts, et là, il y en avait des gens et des gens qui vous attendaient! C’est donc avec toute cette humanité que vous revenez dans cet espace de pur amour : ce n’est pas le nirvana où tout flotte comme dans le grand bleu, ce n’est pas l’abîme qui vous prend de vertige et dont on ne se relève pas, non! c’est pour vous – et pour nous pas moins – la juste dimension, votre élément naturel que cette intensité d’amour où vous retrouvez votre spontanéité, c’en est fini de l’ennui qui aurait pu vous saisir parmi nous, malgré toute l’attention que vous aviez pour nous, et qui vous faisait passer bien des nuits, seul, à l’écart, à prier. Retrouvailles.
Et nous y voilà, nous aussi, en perspective, dans cette immensité. Mais ce n’est pas un terrain vague. Vous nous le dites : je pars vous préparer une place et je reviens vers vous. Pour chacun, sa place à lui, sa demeure bien à lui, et ce ne sera pas comme ces clapiers, ces cages à lapins en béton armé des banlieues déshéritées, non, ce ne sera pas fonctionnel ni rébarbatif, ce sera chez nous vraiment, et coquet par-dessus le marché pour notre âme qui se réjouira avec émerveillement, de la joie de Jésus.
Et ainsi donc, il revient vers nous : ce n’est pas l’apocalypse, ni le cataclysme, il revient vers nous, redoublant de jour en jour d’attention et de prédilection pour nous, il vient à nous avec son Père pour faire auprès de nous sa demeure. Dès à présent. Voilà qui donne de quoi se réjouir, car voilà, la vie éternelle est déjà commencée.
Dans l’Ascension, Jésus semble bien s’éloigner de nous, ce qui pourrait nous attrister à en penser que nous serions, et pour longtemps, orphelins. S’éloigner, oui, si vous voulez. Je dirais plutôt qu’il se retire pour que nous ressentions plus vivement son attrait. Vous avez déjà vu comment un jeune père apprend à marcher à son tout jeune enfant. Il marche à ses côtés ou derrière lui, en lui tenant ses menottes, lentement, pas à pas… et puis il se met devant lui et lui lâche ses petites mains en reculant un peu. L’enfant, alors, cahin-caha, de s’avancer, miracle : il avance tout seul, pour se précipiter vers ce père si rassurant qui s’est retiré mais n’a pas disparu. Eh bien, l’Ascension, c’est pareil : Jésus se retire, et il ne s’absente pas ni ne déserte ni ne fait faux bond, mais il nous attire d’autant mieux, et partout, et tout le temps :
Il n’est pas rivé aux kilomètres-carrés de la Terre Sainte de Palestine, à présent toutes les terres du monde sont des terres saintes, ensemencées ou en attente d’évangile, et tous les temps humains sont histoire sainte, et c’est partout et tout le temps que son Corps se donne, indivisible et multiplié. Et ainsi, déjà maintenant, il donne à chacun qui le désire sa place bien à lui, sa vraie place, sa bonne place, sa juste place, là où sa vie sera féconde et produira du fruit en abondance.
La vraie place, celle dont tu pourras dire, si on te demandait « si tu avais à recommencer ta vie, quelle vie désirerais-tu avoir ? » et que tu lui répondais : « Eh bien, exactement la même vie que celle que j’ai vécue, et à la même place à laquelle je suis, là, maintenant… »
Ce n’est pas une utopie, car une utopie est un rêve plaisant mais toujours décevant, car la Mort vous attendra au tournant ; ce n’est pas non plus le subtil effort de l’intelligence qui suscite en Jésus un puissant génie religieux du format Socrate ou Mahomet, car en fin de compte, ça ne nous avancerait pas à grand-chose. Non, c’est tout simplement la vérification expérimentée de notre foi croyante et confiante : bien sûr, notre foi est voilée par le brouillard du monde et contestée par la mauvaise humeur des désespérés. Mais voilà, nous ne voyons pour le moment que l’histoire à l’envers, mais le jour viendra où on retournera la tapisserie de notre vie et on verra quel chef-d’œuvre nous avons ainsi patiemment brodé et réalisé d’autant mieux que le Seigneur – nous l’avons entendu en saint Marc -, que le Seigneur travaille avec nous. Et on en sera tout étonné. En attendant, patience, endurance, persévérance, mais ça viendra !
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre – Saint-Paul
10 mai 2018, jeudi de l’Ascension