Non pas serviteurs, mais amis – Jn 15,9-17 ; Ac 10,25-26,34-35,44-48
par le Père François Marxer
« Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître ».
Quelques mots doucement prononcés, et c’est un bouleversement stratégique : lui qui s’est affirmé comme le Seigneur et Maître – et pourtant, quel Seigneur inattendu, quel Maître étonnant il aura été quand il s’est agenouillé devant chacun de nous pour nous laver les pieds : à genoux devant moi, dans un moment de total respect, quel renversement ! M’y habituerais-je jamais ?… Eh bien lui, le Seigneur et le Maître, nous appelle ses amis. Cela n’est pas dans l’ordre des choses, mais il nous le rappelle : tout ce qu’il a entendu de son Père, du Dieu Très-Haut et souverain, il nous l’a fait connaître, il nous l’a confié…
Ce n’est pas dans l’ordre des choses, puisque le Seigneur et le Maître, s’il veut le rester, s’il veut s’y maintenir, ne doit-il pas d’abord préserver le secret de ce qu’il sait, ne doit-il pas cacher ce dont il est informé, lui tout seul ? et seulement -à peine- le murmurer, et encore partiellement, aux hommes, aux conseillers, aux proches en lesquels il se fie, pour le moment du moins ? Là est la clef et la recette de son pouvoir : lui, il sait, et nous, nous ne savons pas. Nous ne savons pas ce qu’il sait, et cela peut faire peur, quand on est sous la coupe d’un régime autoritaire. Ou bien alors, cela nous fascine : lui, il sait, et nous, nous sommes dans l’ignorance, comment pourrions-nous prétendre avoir voix au chapitre ? La psychanalyse le dit bien : nous sommes terrassés, éblouis ou inquiets, devant celui qui est le « sujet-supposé-savoir ». Et par commodité, par tranquillité, comment ne pas nous ranger à ce qu’il va décider, car, lui, il sait et nous, nous ne savons pas ?… Oui, par commodité, car c’est bien pratique de lui remettre ainsi la clef et la responsabilité de nos choix, de nos décisions. Il sait, eh bien, qu’il choisisse pour nous. Les médecins sont souvent dans cette situation, les magistrats aussi, les curés plus qu’il n’y paraît… sans parler des politiques (mais eux, c’est un pli professionnel !).
Tout cela que je viens de vous évoquer, eh bien, ce n’est pas la manière de Jésus : clairement, il induit avec nous et au milieu de nous un autre type de fonctionnement, une autre manière de nouer des relations entre lui, le Maître – et il l’est !- et nous-mêmes qui désirons être ses disciples, autrement dit ses élèves, à l’école de la vie. Avec lui, la limpidité est parfaite, il n’y a nul secret qu’il voudrait préserver : « tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». Jésus n’est pas un censeur, c’est un révélateur, mieux même : c’est un instituteur -titre admirable à la hauteur duquel ne parvient pas le si banal « professeur des écoles » qu’on a cru bon de lui préférer -. Oui, instituteur, il le dit lui-même : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez – allez, remuez-vous ! – et que vous portiez du fruit, et du fruit qui demeure ». C’est la primordiale, la nécessaire exigence…
C’est là un fameux déplacement, mais qui n’est peut-être pas fait pour nous plaire tant que ça : oui, déplaisant au fond, car c’est bien reposant ou bien de servir ou bien d’être servi – ou bien d’être asservi ou bien de dominer. Et voilà qu’il nous demande, « ce que je vous commande », dit-il, rien moins ! C’est de renoncer à cette facilité, à ce fonctionnement mentalement si tranquille…
Ainsi donc, contredisant à toutes les habitudes que nous avons prises avec la Divinité quand nous voudrions nous en approcher, il nous met en situation d’amitié : « Je vous appelle mes amis ». Ça n’est pas commode au fond, car ça nous met avec lui dans un rapport d’égalité.
Alors que spontanément, naturellement, nous choisirions l’une ou l’autre modalité de l’amour que nous connaissons bien : éros ou agapè, qui ne sont pas si éloignés l’un de l’autre au fond : éros, c’est l’amour généreux, débordant de jouissance partagée ; agapè, c’est l’amour d’admiration, d’émerveillement devant la perfection de l’être aimé…
Oh certes, l’agapè n’est pas une disposition aisée, elle est même de haute exigence, d’autant plus que c’est de cet amour-là que le Père aura aimé Jésus et que lui-même, Jésus, inexplicablement, nous aura aimés – être aimés d’un amour d’agapè, eh ! nous n’en sommes guère dignes ni susceptibles, pas plus que de voir le Fils de Dieu s’être agenouillé devant nous. Et c’est de cet amour-là qu’il nous fait commandement, car ça ne va pas de soi : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres », de cet agapè qui est amour divin, puisque « comme le Père m’a aimé, ainsi, moi aussi, je vous ai aimés ».
Cet amour d’agapè, il sera la condition même de l’amitié, de la réciprocité de l’amitié, d’une admiration qui sera mutuelle, réciproque, entre moi et vous, vous que j’ai choisis, réciproque aussi, bien sûr, entre vous les uns les autres. Dans l’amitié, l’amitié véritable qui ne se contente pas de pactiser sur les intérêts de chacun à préserver et à défendre – c’est pour cela qu’il n’y a jamais d’amitié dans les relations internationales, pas plus qu’il n’y a de communauté internationale… – dans l’amitié véritable, l’égalité est d’évidente évidence, et cette égalité-là, foncièrement, suscite la fraternité (laquelle n’est possible que si tous sont fils, enfants, d’un même Père). Il y aurait donc peut-être bien à réviser l’ordre de notre devise républicaine de cette façon : égalité – fraternité – liberté, car c’est l’égalité qui suscite et qui permet la fraternité, laquelle garantit la liberté comme son fruit le plus juste.
Dans la vie pratique, dans la vie commune, dans la vie de tous les jours, la manière de vivre à la manière de Jésus, exclut et réprouve deux façons d’être avec les autres hommes, avec autrui : d’abord, c’est évident, la surenchère du face-à-face, vouloir être furieusement calife à la place du calife, exacerber le rapport de force et montrer – pauvrement – ses biscottos. Mais, pas moins, et ça ne va pas de soi, cesser d’infantiliser l’autre homme, celui qui paraît moins doué, moins bien pourvu, et donc faire à sa place, faire ça pour lui – bien entendu par dévouement, par générosité, l’assister donc, sans trop lui demander son avis, parce qu’il est sûr qu’on sait mieux que lui ce qui lui convient et qui fera son bonheur. Ce n’est pas pour lui, à sa place, qu’il faut faire, mais avec lui, parce que je lui accorde d’emblée estime et considération et que je crois à ses capacités et à sa capabilité, comme on dit. Les parents le savent, c’est là un bon principe d’éducation, mais ça ne l’est pas moins dans les relations et l’action sociales.
L’aura bien compris à sa manière l’apôtre Pierre – c’est notre première lecture tirée des Actes des Apôtres. Il aura été certes prévenu par une vision énigmatique, et que sa rencontre avec Corneille, ce centurion de l’armée romaine, lui permettra de décrypter et de comprendre. Corneille, centurion de l’armée romaine : un ennemi, c’est clair, un occupant de surcroît, et puis un païen, de ceux qui sont les gens d’en face, les métèques, les impurs méprisables, alors que lui, Pierre, est un Juif, un fidèle de Dieu, fidèlement attaché à l’Alliance – orgueil d’être ainsi du peuple élu, du peuple choisi ! N’est-ce pas d’ailleurs ce que Corneille honore et reconnaît quand il accueille Pierre en se prosternant devant lui ?
Or que lui dit Pierre ? « Relève-toi, je ne suis qu’un homme moi aussi ». Un homme, moi aussi, c’est là ma grandeur et ma dignité, elle est la tienne aussi. Égalité entre nous deux, fraternité qui commence. Je me tiens là sur la ligne de fracture entre les purs et les impurs, et je la traverse, je la franchis, je la transgresse, je la renverse. L’amitié sera donc possible, et l’Esprit confirmera cette traversée, ce renversement. Il vient sur ces gens d’en face, il n’est plus notre monopôle à nous autres, qui nous prévalons jalousement de l’Alliance. L’épopée missionnaire commence…
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre – Saint-Paul
6 mai 2018
6ème dimanche de Pâques (année B)