La vraie vigne – Jean, 15
par le Père François Marxer
« Moi, je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron… Moi, je suis la vigne et vous, les sarments ». Ces paroles de Jésus brillent d’une brûlante incandescence, celle de la gloire testamentaire, elles surgissent dans ces ultimes propos, au mitan de ce testament si nouveau qu’il remet aux siens, à ses disciples, à nous autres, entre le moment de la purification – les pieds lavés par le Seigneur et Maître qui s’agenouille devant nous, geste d’infini respect de sa part – et l’entrée dans les tourments, les épreuves de la Passion qui s’épanouira en gloire. Tout s’y trouvera dit pour nos temps présents : la manière de nous conduire (vous devez vous laver les pieds les uns les autres, comme j’ai fait pour vous) et la manière de vivre (vous vous aimerez les uns les autres, parce que moi, je vous ai aimés).
Je suis la vraie vigne, c’est le chapitre quinzième qui, bien évidemment, suit le chapitre 14. Chapitre 14 où Jésus a ressaisi l’Alliance dans ses fondamentaux que sont la foi et l’amour : « Amen, amen, je vous le dis, celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, parce que je vais vers le Père, et tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai afin que le Père soit glorifié dans le Fils… Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements… Celui qui reçoit mes commandements et les garde, c’est celui-là qui m’aime… Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure ».
Je suis la vigne. Et on entend dans les mots de Jésus la rumeur du Cantique de la vigne, modulé par le prophète Isaïe – c’est au chapitre 5 -, une plainte, une déploration devant la stérilité, le mauvais gré de cette vigne de choix qui devait être opulente, plantureuse, savoureuse, et le résultat est pitoyable, mauvaise obstination du plant ou du sol, on ne sait. La déception du Dieu de l’univers, tous ses soins attentifs, attentionnés, n’ont abouti à rien. Avertissement de sagesse et aveu de tristesse dans la bouche prophétique d’Isaïe.
Jésus dit : « Je suis la vigne, la véritable ». On comprend son intention, une équivalence : c’est manière de dire : je suis le peuple, je m’identifie à Israël, puisque je pose(1), je dépose ma vie pour ce peuple. Il va le dire : « Il n’y a pas de plus grand amour que de poser sa vie pour ceux qu’on aime ».
Et il en appelle aux sarments : car si nous n’étions pas là, à fleurir et à fructifier, que pourrait-il faire lui-même ? Sa sève ne servirait de rien. Aussi son impératif est-il catégorique : « Ce qui fait la gloire de mon Père – et rien d’autre ne m’importe que cela : la gloire de mon Père, reconnue, célébrée, déployée – ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit »…..
….. Du fruit en abondance, puisque moi je donne, je dépose ma vie pour que vous ayez ainsi la vie en abondance. Mais à quoi servirait d’avoir la vie si ce n’était pour la donner, pour la faire fructifier ? Pour la rayonner et la répandre en effet ?
Pour que vous portiez beaucoup de fruit. Vous avez là, mes frères et sœurs, en concentré, l’essentiel de ce qu’on appelle la morale chrétienne. L’impératif fondamental qui sera la règle de vérité de notre conduite, de notre comportement – au prix de l’extrême parfois : le colonel Arnaud Beltrame nous l’aura rappelé magnifiquement -. Une vérité sur laquelle on ne « chipote » pas (comme on dit chez moi en Lorraine), sur laquelle on ne transige pas, on ne négocie pas, sauf à être d’accord de ne pas être d’accord, et on ne laissera pas le libéralisme ambiant nous appâter avec de la tolérance au rabais !
Nous n’avons que faire d’une docilité tatillonne, d’une scrupulosité réglementaire. Jésus a pris tant de liberté avec le shabbat et ses prescriptions ! La brèche est ouverte, et il nous revient de nous y engouffrer. Comme Jésus, traversant souverainement la foule haineuse soudain de ses compatriotes de Nazareth, et pourtant il venait de leur dire l’heureuse nouvelle, l’évangile de la bienveillance de Dieu, mais non, le ressentiment gronde et lui, transiens per medium illorum, ibat….: mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin [Luc 4,30].
Je m’inquiète, je l’avoue, à entendre de jeunes catholiques, généreux certes, mais angoissés de conformité : qu’est-ce que dit l’Église sur ceci ou sur cela ? Et on obtempère. Est-ce mieux que ceux qui dénigrent et contestent par principe ? Le meilleur ne serait-il pas, avant tout, de se demander ce que dit l’Église (et elle ne le dit pas pour rien !), en quoi est-ce éclairant ? En quoi est-ce stimulant ? En quoi cela m’incite-t-il, nous incite-t-il à être créateurs, à porter du fruit, abondamment, et un fruit qui demeure ? C’est bien autre chose que la rigidité réglementaire…
La vigne, il faut l’entretenir, la nettoyer, l’émonder – en un mot, la purifier : Jésus, après avoir lavé les pieds de nous autres, disciples, ajoute : « Vous êtes purs, par la Parole que je vous ai donnée… mais pas tous ». Pour que cette pureté si féconde, pour que cette fécondité si pure, soit maintenue, il n’est d‘autre moyen que de « demeurer en Jésus » : « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruit ». Demeurer n’est pas s’immobiliser ; une stabilité certes, mais qui n’est pas une sénescence. Nous revient en mémoire ce qu’a dit Jésus aux Juifs de Capharnaüm, si heureux de s’être rempli le ventre du pain multiplié, sans effort de leur part – et Jésus de leur dire : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi, je demeure en lui »… Scandale immédiat et assuré !
Et pourtant, qui donc aura l’aplomb de prétendre compter sur soi-même, sur ses propres efforts, sur ses propres puissances, pour rayonner, pour déployer cette fécondité-là ? « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Et là-dessus au moins, les Juifs et les chrétiens sont d’accord : demeurer en Dieu est inconfortable. Et demeurer requiert la détermination d’une volonté – la nôtre – et d’une fidélité – la nôtre -. La contre-épreuve existe, et elle est à prendre très au sérieux : il n’y a pas d’automatisme, ce n’est pas parce que tu es réglé en parfaite conformité, sacramentalisé, en parfaite régularité, estampillé en parfaite normalité, que tu porteras du fruit. Car ce fruit porte un nom si souvent contrefait, factice, ou dévalué – une sucrette. Ce fruit retentissant et rayonnant, c’est la joie : « Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je vais vers le Père… Je vous ai dit tout cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite [Jn14,28 et 15,11]. Exultate et gaudete !
(1) Note du copiste : « poser », c’est le verbe qu’emploie saint Jean en grec.
Rueil-Malmaison, Notre-Dame de la Compassion
29 avril 2018
5ème dimanche de Pâques (année B)