Jésus apparaît aux Onze – Luc 24, 35-48
par le Père François Marxer
Décidément, on n’en a pas fini avec la Résurrection ! D’ailleurs, en finira-t-on un jour ? Autre regard que celui de saint Jean qui nous sollicitait dimanche de Pâques et dimanche dernier, dit in Albis, où les néophytes, les nouveaux baptisés, revêtent intérieurement, spirituellement, le vêtement baptismal, de pureté immaculée qu’ils ont reçu dans la nuit pascale. Cette fois, ce jour d’hui, c’est saint Luc. Alors, refaisons les comptes : découverte du tombeau vide de toute présence d’un corps ; terrifiante, cette découverte ! On a peur, mais éclat de parole et de lumière : un jeune homme de blanc vêtu et qui donne la clé de l’énigme : Jésus n’est pas ici, il est ressuscité ! Mais ça ne rassure pas du tout, au contraire, ça met dans l’inquiétude ; les femmes décampent hors d’elles-mêmes et elles n’en parlent à personne, elles ont peur… Ça, c’était saint Marc. Maintenant, saint Jean : la course éperdue de Marie Madeleine, folle d’amour, inconsolable : « On a enlevé le Seigneur et je ne sais pas où on l’a mis ». Alors, deux poids lourds de la petite Communauté se rendent sur place : Simon-Pierre et aussi le disciple bien-aimé. Le premier constate, le deuxième déchiffre : une première intelligence s’éveille, ça a un rapport avec les prophètes qu’enfin nous commençons à comprendre.
Et puis, dimanche dernier – c’est toujours saint Jean -, lui dont on nous a dit « il n’est pas ici, on ne sait pas où on l’a mis », eh bien, il est là, au milieu de nous tous. Pourtant on n’en mène pas large : la peur, toujours la peur, on tremble, on hésite. Alors, lui nous retrempe de son Souffle, de son énergie pour affronter le monde du mal et y ensemencer une paix durable.
Et puis, ce jour d’hui, il y a ce retour dans saint Luc : stupéfaction et exaltation ! L’incroyable est là, sous nos yeux, mais ça ne ralentit pas la peur toujours frémissante. Emmaüs juste avant, en effet, c’était facile : un étranger, plutôt de bonne composition et qui ne ménage pas ses efforts pour nous écouter et pour qu’on y comprenne quelque chose face à tout ce fatras quand même désespérant : les femmes qui sont formelles, des anges qu’elles disent, qui leur ont parlé, mais de lui, pas de trace, il y en a de chez nous qui y sont allés et ils ont fait chou blanc ; et cet étranger qui était si affable s’est fait catéchiste. Mais, bien ! c’était lumineux, revigorant ! Et puis le soir arrivait, on avait faim. Allez ! entrons à l’auberge. Et là, il a tout fait, on ne lui a rien demandé, il a béni et… eh bien, le présent a soudain changé d’allure : avant, c’était lourd, ça nous pesait, c’était accablant, mais quand il nous avait parlé, ça s’allégeait, l’histoire retrouvait de la saveur ; l’esprit, le cœur, se réchauffait. Alors on n’a pas pu y tenir. Il fallait dire ça aux camarades. Et quand on est arrivé hors d’haleine, eh bien ! ils savaient déjà : le Seigneur est ressuscité, qu’ils nous ont dit, il est apparu à Simon-Pierre. Mais n’empêche, notre découverte à nous, on n’allait pas la laisser au placard. Et pendant qu’on racontait, il est là, au milieu de nous.
On était tétanisé. Incroyable. Vous savez, il y a des choses simples dans la vie et il faut y revenir. La mort, c’est ce qui met un point final à ce temps que nous vivons, à notre histoire : pour tout ce à quoi on aspirait, c’est l’effondrement. Et la nature – notre être de chair, ce que nous sommes, périssables – en profite pour prendre le dessus.
Et puis, il y a la résurrection ; et ça change tout. La nature n’a qu’à bien se tenir, elle a perdu, elle perd la partie, notre corps est là, et bien là : voyez, allez-y, touchez, j’ai de la chair et des os, je ne suis pas un ectoplasme, je ne suis pas virtuel. Alors, oui, je sais, il y en a qui ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur nez et qui vont dire : tout ça, c’est des racontars, c’est du symbole. Eh bien, manque de chance, le Ressuscité n’a rien d’un hologramme. Regardez ses poignets, ses pieds, troués avec de bons gros clous de charpentier, c’est quasiment une signature. Incroyable, on en reste stupéfait.
Alors il nous a dit : Vous auriez un p’tit qué’que chose à manger ? On avait encore un peu de poisson, comme là-haut à Tibériade, ce qu’on avait pris dans la fraîcheur du petit matin. En attendant, j’ai faim ; ce poisson grillé, ça me rappellera le bon vieux temps, qui n’est finalement pas perdu…
Voyez-vous, ce « avez-vous quelque chose à manger ? » me plaît infiniment : le vivant ne s’est pas volatilisé, et comme tout vivant, eh bien, il a faim. Faim de quoi ? Je dirais surtout de partager notre compagnie ; en trente ans, il a pris ses habitudes avec nous ! Il a faim d’être avec nous, et ça me donne à comprendre l’Eucharistie qu’il a mise en place à la table d’Emmaüs – et là c’était nous qui avions faim de lui, de sa présence, quand nous l’avons supplié : « Reste avec nous, car déjà le jour baisse… ». Emmaüs, après les grandes manœuvres d’anticipation du Jeudi saint. Nous avons faim de lui, qu’il soit là, sans nous saturer que nous en serions écœurés comme les fils d’Israël qui n’en pouvaient plus de la manne. Pensez donc, quarante ans, tous les jours, de la pâtisserie au miel, à la fin on n’en peut plus ! Non, là c’est suave, c’est délicat, ça n’est pas gossant(1). Et puis lui aussi a donc faim de nous, il se rassasie de notre présence à nous, aussi faiblarde, aussi mesquine, aussi indigne soit-elle ; mais il ne fait pas le difficile, ça lui convient.
Et finalement, ça donne plus que du bien-être, ça donne de la saveur à nos petites existences agitées, brinquebalées, si souvent épuisées. De la saveur, oui, et ça donne à comprendre : avec lui, on va tout repasser de A à Z, de l’Alpha à l’Oméga – de la Loi de Moïse aux Prophètes et aux Psaumes, les fondations, les annonces, et le présent au jour le jour – et on va regarder le futur qui vient, en face, avec confiance. Le changement est possible ; ce n’est pas seulement « le changement, c’est maintenant », comme disait l’autre (on a vu ce que ça a donné). Le changement est possible : pour cela, le pardon des péchés, des récalcitrances. Et ça, pour tous, à commencer par Jérusalem – qui en a plus besoin que de l’ambassade américaine. Eh bien, ça embête beaucoup de monde, mais c’est nous, mais c’est vous qui en êtes les témoins !
(1) note du copiste : d’un verbe québécois signifiant « ennuyer », « importuner », « déranger », « agacer »
Rueil-Malmaison, Saint-Joseph de Buzenval
15 avril 2018
3ème dimanche de Pâques (année B)