« Je me suis relevé et suis revenu dans la ville avec au coeur une force énorme* »
par P. François Marxer
« Elles s’enfuirent du tombeau, toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes. Elles ne dirent rien à personne car elles avaient peur. » Ainsi se termine la rédaction originale du récit de l’évangéliste Marc. Finale brutale, inexplicable, traumatique quasiment. D’où, à la génération suivante, l’initiative d’un fidèle de construire une conclusion cette fois plus acceptable, en grappillant quelques manifestations et apparitions du Ressuscité parmi les autres témoignages de ces jours d’après Pâques.
Mais la question reste entière : Marc aurait-il bâclé son travail, se serait-il fatigué, aurait-il manqué d’inspiration ? À moins que ce ne soit délibéré de sa part, façon de rendre compte de la réaction normale de nos personnalités (quelles soient ordinaires ou exceptionnelles) quand elles se trouvent en présence du mystère du Dieu vivant. Déjà le grand Isaïe avait tremblé et bafouillé quand il avait vu, sans s’y attendre, la gloire formidable du Seigneur Sabaoth, entouré des puissances angéliques en éclat de lumière. De même, dans ce tombeau à présent vide, la puissance de la Mort qui avait provisoirement happé le bien-aimé Lazare, est désormais désactivée, inopérante : l’évidence de Dieu s’impose, bouleversante, terrifiante, bafouant les lois, disons habituelles, qui trament le tissu de nos existences qui de naissance vont à mourir. Il n’a laissé ici que trace de son passage fulgurant mais ça n’en est pas moins effrayant que de voir casser la fatalité de nos destins pour inaugurer – nouvelle naissance – notre Destinée. Mesurons à rebours l’angoisse qui nous saisit au fantasme que distillent Google et ses sbires si tendrement bienveillants à notre égard, en concoctant une “humanité augmentée”, débarrassée de sa mortalité : ô délicieuse asymptote d’une existence qui tend sans cesse vers le zéro mais n’y parvient jamais : quelle malchance que de supporter un Ennui qui ne sera même plus mortel !
Un passage – c’est ce que veut dire le mot de pascha, la Pâques – car il ne nous sera pas épargné de tré-passer et de quitter alors nos fonctions qui nous donnent tellement de fiertés et de soucis, de devenir des de-functi, des défunts, alors que Dieu, selon le mot de Bossuet « répare la maison qu’il nous a donnée, pendant qu’il la renverse pour la refaire toute neuve ». En attendant, nous voilà locataires de ce Paradis promis au loyal gangster (alias le Bon Larron) et où nous retrouverons l’autre Lazare, le pauvre de la parabole.
Un passage, un transitus à effectuer, dit saint Bonaventure, cum Christo crucifixo (avec le Christ crucifié) ; ou, pour paraphraser notre cher P. Aubry, « sur l’autre rive, il doit se passer des choses…ce n’est pas triste ! » Dans la brume matinale de ce premier jour de la semaine (notre dimanche), Dieu qui a la longue patience de l’histoire (plus que nous, qui sommes toujours pressés et trépignants), commence à réaliser, à accomplir enfin ce qu’il visait depuis la prime création (si poétique au livre de la Genèse) : la re-création de cet humain qui, en dépit de la divine « image et ressemblance » qui l’institue, était fort exposé à déraper : comment voulez-vous en effet désirer la Source d’eau vive (comme la Samaritaine) sans plus ou moins la convoiter, vouloir vous en emparer, ce qui est le péché même (s’enfermer dans le “mieux-être” pour refuser d’“être-plus”) ?
Dieu aura donc créé, non pas résigné à la probable dérive, mais en prévoyant – ô providence – le remède. Et donc nous aurons l’audace de nous féliciter d’une si heureuse faute qui nous aura valu un tel sauveur, le Christ, et devenir ainsi, comme le rappelle saint Paul aux Romains « comme des vivants revenus de la mort ». Comme la vie a été révolutionnée par la sexualisation et la pensée par la réflexion, la foi a été révolutionnée par la mort et la mort a été révolutionnée par la foi. C’est ce qu’accomplit la grande exaltation du Vendredi saint : « Vraiment celui-ci est le Fils, la Parole de Dieu ».
* Christian Bobin, Ressusciter, Gallimard, 2001.