La Passion, être fort dans la grande épreuve – Marc 14,1 – 15,47
Par le Père François Marxer
Claire, Cécile et Vincent, vous allez être marqués de l’huile sainte des catéchumènes tant sur les mains – nos mains si actives, si habiles et promptes, industrieuses, efficaces dans leurs gestes, mais aussi tendres dans la caresse qui offre la délicatesse d’une présence – tant sur les mains donc que sur la gorge – car il faut de la voix pour louer et remercier, implorer et supplier, encourager et exhorter, à temps et à contre temps, comme dit saint Paul.
L’huile, cet élément maintes fois convoqué dans l’usage biblique, elle qui donne éclat et vigueur au visage et au corps humain – on en sait encore aujourd’hui l’usage cosmétique comme thérapeutique (pensons aux huiles essentielles) et même son appropriation dans l’effort sportif.
L’huile, cette substance qui pénètre avec une douce persévérance sans agressivité caustique, l’huile qui assouplit et qui fortifie : c’est pour cela que vous autres catéchumènes, vous allez en être marqués d’une onction de douceur.
Cette huile, d’où vient-elle ?
Dans l’évangile de la Passion de Jésus, telle que racontée par saint Marc, mais aussi par les autres évangélistes, nous avons perçu l’importance décisive de ces moments interminables d’attente et de suspense, passés dans ce domaine appelé « Gethsémani ». Or que veut dire ce nom de Gethsémani, situé sur le mont des Oliviers ? Gethsémani peut se traduire par : le pressoir à huile. Et c’est, nous l’avons entendu, le lieu où se déroule un formidable combat intérieur, et ce moment est stupéfiant : comment le Fils de Dieu peut-il ressentir la peur et l’angoisse, comment peut-il sembler reculer, temporiser devant l’inéluctable, lui qui n’a jamais biaisé ni transigé ? On a voulu expliquer, dédramatiser, les théologiens ne s’en sont pas privés : à la fin du XVIIème siècle, on a lu sous la plume du grand Fénelon dans sa querelle avec Bossuet, on a lu qu’il y avait là un « trouble involontaire du Fils de Dieu ». Comment ? Il y avait donc en Jésus quelque part qui échappait au choix, à la détermination de sa volonté ? Sa toute-puissance divine était-elle mise en défaut ? Était-ce la faiblesse de son humanité semblable à celle que nous ne connaissons que trop, qui était responsable de cette réaction impensable : le Fils de Dieu, le Tout-puissant, dit-on, qui aurait peur ! – pendant que sa divinité, finalement, en restait indemne ?
Ne restons pas, je vous en prie, à nous attarder à ces débats, aussi interminables que passionnants. Simplement, oui, Jésus, le Fils du Dieu vivant, a eu peur, l’angoisse de la mort l’a saisi, mais s’y ajoutait, pour lui seul, comme l’aura compris Péguy, s’y ajoutait une autre angoisse (que nous, nous ne connaîtrons pas, parce que nous ne sommes pas des sauveurs, parce que le salut ne dépend pas de nous) – l’angoisse pour Jésus de n’avoir pu sauver Judas, Judas qu’il aimait, le seul à qui il dira « mon ami », Judas, rebelle à la miséricorde, tétanisé par l’énormité, par l’abjection de la trahison, incapable de sortir de la conscience de l’impardonnable – ; or, il n’y a bien que l’impardonnable qui mérite d’être pardonné ! Alors, Judas, pour Jésus, serait-ce l’échec insurmontable ? Détresse du Fils de Dieu qui n’aura pu absoudre Judas de son crime ! Ce crime, qui pourra le porter devant Dieu, sinon Jésus lui-même ?
Voilà donc, Claire, Cécile et Vincent, comment Gethsémani est le moment du combat, et c’est de cette huile du « pressoir à huile » que vous allez être marqués. Pour le combat – car la vie des baptisés est un combat : il faut donc y aller avec courage, mais il faut y aller aussi avec allégresse, comme à une danse.
Un combat qui va s’exaspérer et s’achever par la mort – ce sera vendredi que nous en ferons mémoire. Mais cette mort, on aurait bien tort d’y voir une défaite. Car elle est précédée par ce qui la dépasse, par ce qui la surmonte, par ce qui, finalement, l’enterre.
De cela, deux indices, et même trois :
Préparatifs du repas de la Pâques. Nous l’avons entendu : Jésus donne une indication précieuse : « Un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre. Suivez-le ».On se demande : que vient-il faire, ce gaillard-là ? Serait-ce un coup monté, comme dans un thriller ? Car d’habitude, ce sont les femmes qui portent les cruches d’eau. La Samaritaine nous l’aura rappelé il y a trois semaines. Mais, souvenez-vous, sa cruche, elle l’avait laissée près du puits de Jacob pour retourner à la ville et avertir les habitants qu’il y avait là un homme, un prophète « qui m’a dit tout ce que j’ai fait ; ne serait-ce pas le Messie ? »(1). Et vous pourrez toujours gloser en imaginant que cet homme, aujourd’hui, a ramassé la dite cruche de la Samaritaine, assurant ainsi le lien salutaire entre les Samaritains de Samarie – ces étrangers – et Jérusalem d’où viendra le salut. Bref, je laisse toute liberté au génie de nos conteuses paroissiales de nous narrer la contée de la cruche d’eau samaritaine !
Il n’est pas besoin en fait d’aller si loin : si nous connaissions bien les Écritures, nous aurions repéré au livre de Samuel que Saül, celui qui va devenir le premier roi d’Israël, rencontre des jeunes filles qui portent des cruches pour puiser de l’eau, et ces jeunes filles vont le conduire au prophète Samuel qui consacrera Saül en versant sur lui la corne d’huile sainte qu’il avait emportée(2). Saül, le premier roi d’Israël, mais aussi le roi maudit, rejeté, réprouvé par Dieu pour avoir transgressé avec son peuple le commandement de Dieu, par convoitise. Et Jésus, lui, accueilli, célébré triomphalement comme roi, mais qui meurt de la mort des maudits : en effet n’a-t-il pas transgressé la Loi à tant de reprises ? Jésus, le nouveau Saül, portant la malédiction, la faute de tous ?
Et puis, juste avant, il y a ce repas à Béthanie, et ce parfum somptueusement répandu sur Jésus. En pure perte. Simplement pour honorer, pour faire plaisir. Vous avez entendu la réaction : c’est du gaspillage ! on aurait pu rentabiliser l’investissement ! Orienter vers le social ou l’humanitaire ! Judas est sur sa calculette : 300 deniers, on aurait pu convertir cela utilement. Judas, c’est la préoccupation de l’utilitaire, la passion du rentable, du productif. Judas, ça respire la mort, même s’il se contentera du dixième : trente deniers…
Et justement, Jésus voit les choses autrement : cette femme, elle a prévu mon ensevelissement. Et ainsi l’odeur de mort – que nous respirions il y a huit jours, au bord de la tombe de Lazare – se métamorphose en une odeur heureuse, flatteuse, délectable, qui envahit toute la maison et les cœurs – un parfum somptueux. L’odeur de mort qui flottait dans les calculs âpres et intéressés est surmontée par la générosité du parfum de la vie – parfum de ce saint Chrême dont vous serez marqués et oints juste après votre baptême dans la nuit pascale.
Et puis enfin, il y a ce gaillard qui n’attend pas son reste et qui s’enfuit tout nu, de Gethsémani. Mais on le retrouvera dans la nuit de la Résurrection, et on en reparlera à ce moment-là.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
28 mars 2018 – dimanche des Rameaux
Notes du copiste :
1.- relire Jean 4,28-29
2.- au 1er Livre de Samuel, chap. 9 et suivants