Au bord de l’abîme, la foi est puissante : La résurrection de Lazare – Jean 11,1-45
Par le Père François Marxer
Claire, Cécile et Vincent, peut-être en avez-vous eu l’écho, mais il en est dans notre petite communauté catéchuménale et qui poursuivent comme vous leur chemin, il en est qui sont vent debout contre le fait, contre la possibilité même du miracle dont les évangiles, s’ils n’en sont pas prodigues, n’en sont quand même pas avares. Et je me doute quelque peu que, chez bien des paroissiens, bien des chrétiens, on doit bien rencontrer semblable réticence. Les raisons, les motifs, on les devine aisément : mais enfin, quoi ! c’est pas possible – un argument entre nous un peu délicat à manier parce que dans la vie courante, c’est justement quand on se retrouve devant un fait, devant un événement hautement improbable, inopiné, totalement inattendu, qui a de quoi provoquer l’étonnement ou l’indignation, c’est alors que l’on s’exclame justement : « Mais, c’est pas possible… » Or justement, c’est bien là, bien réel, précisément.
Donc c’est pas possible, ou alors c’est irrationnel – argument là aussi assez faible, car la raison, la rationalité est variée, multiple, les logiques sont diverses et elles sont toutes en mesure d’être vérifiées. Ou alors on s’inquiète : en fait, se dit-on avec quelque assurance, vous pensez bien, remettre un mort debout – et bien mort, quatre jours déjà ! -, si ce n’est pas un tour de passe-passe magique, d’où (peut-être) une illusion collective, ce pourrait bien être – soyons plus élégant – un maquillage littéraire pour nous sensibiliser à un symbole. Oui, mais lequel ? Alors, les herméneutes et autres esprits supérieurs se mettent à phosphorer…
Ici, avec notre ami Lazare, regardons-y de plus près : « Ça fait quatre jours qu’il est là. Il sent déjà ». À l’évidence, ce n’est pas de la symbolique, le réel est là, trivialement bien là, mais du vrai veut se découvrir à nos esprits. Du vrai, et – ne soyons pas chiches – plus encore peut-être.
Reprenons au point de départ. Lazare est malade, il souffre ; je veux dire que, comme tout patient, il supporte, il pâtit de l’atteinte d’une infection. Peut-être faut-il y ajouter la faiblesse de l’âge – il pourrait bien être sur le déclin. Et puis les choses s’aggravent : c’est l’agonie, et il meurt.
Marthe, que fait Marthe, la pratico-pratique ? Elle fait dire à Jésus dans un message quasi-codé : « Seigneur, celui que tu aimes est malade ». – Message elliptique, mais reçu cinq sur cinq par Jésus. Comme une alerte, un message de détresse. Elle le redira un peu après, presque comme un reproche : « Ah ! si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort… »
En clair, comment éviter l’issue prévisiblement catastrophique ? Fais quelque chose, parce qu’on sait bien que Dieu t’écoutera, ça ne doit pas être si difficile que ça, allez… un p’tit miracle !
Or, c’est inexplicable – et même scandaleux ! Jésus qu’on avait appelé à la rescousse au 112, en urgence, eh bien, il n’en fait rien, il prend son temps, mais il a toujours pris son temps. Voyez, trente ans à barguigner dans son patelin de Nazareth ! Que de temps perdu, il aurait quand même pu accélérer le tempo, pour hâter l’avènement du salut. Mais non, il prend son temps, le temps de la condition humaine qui n’est pas compressible, et… il arrive trop tard !
Première constatation : avec lui, on n’évitera rien des difficultés et des peines qui parsèment et qui grèvent nos chemins de vie ordinaire, tous les pépins qui nous entravent, toutes les poisses où on se prend les pieds…..
….. Alors là, je sais, désillusion totale. Si vous comptiez là –dessus et que vous pensiez que c’est ça, la foi, erreur sur le produit : ce n’est pas de la foi, c’est de la croyance. Un petit début quand même, remarquez, mais pas plus. Déjà dimanche dernier, on avait compris qu’on n’aurait pas le fin mot sur l’énigme du mal. Eh bien, ça continue…
Et lui-même, Jésus, n’évitera rien. Il vit de notre condition, la même, il est comme nous un être de chair. Il savait, il y a quinze jours, ce que c’est que la fatigue quand il est assis, en plein soleil, tout près de la source, du puits de Jacob.
Et dans quinze jours à peine, il va savoir ce que c’est que la mort des hommes. Il ne va pas biaiser avec ça. Si magicien il était, quel piètre magicien ce serait ! Et si tu lui tendais ce piège, comme un bon petit diable que tu es à tes heures, tout affairé à ses diableries, et si tu lui disais : « Allez, un peu d’épate, descends de la croix, on sera bluffé comme ça »… Mais non, il meurt, il ne va pas jouer au super-héros, Batman ou je ne sais qui ; ça, ça serait la tentation, le miracle ! mais ça ne serait pas de jeu !…
L’épreuve du temps, du temps qui dure, et avec lui, l’avilissement, la flétrissure, il ne l’évite pas. Quatre jours, «lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il empêcher Lazare de mourir ? » Quatre jours déjà, et le processus de défection du corps a commencé. Mais il n’y a pas que le corps qui se défait, il y a aussi tout ce qui fait corps avec celui qui s’en va…
Tout ce réseau bien maillé de proximités, d’affections, de présences, tout cela se défait irrévocablement. La vie bascule, elle aussi, comme Lazare, happé dans la gueule de la mort. Quand mon père est mort le jeudi de Pâques de 1969, ma mère a repris le chemin du travail dans l’Administration, qu’elle avait quittée pour mettre au monde et élever ses enfants. Mon frère Philippe a dit : « J’arrête le lycée. Il faut que François continue ». J’étais en effet à mi-gué de ma formation au séminaire, et je devais commencer le cycle de théologie, à la Catho, à Paris. Et lui est entré dans le monde bancaire, où il a excellé d’ailleurs, avant de devenir le jésuite qu’il est désormais.
Bref, ç’aura été un autre temps, une autre vie pour nous trois. Ça n’a pas été une vie enchantée, oh non ! Il n’y a pas eu de miracle. Et pourtant… « Père, je le savais bien, moi, que tu m’exauces toujours ». Et Jésus cria d’une voix forte : « Lazare, viens dehors ! » Oui, sors, toi qui auras été mort, mais auparavant, tu étais vivant et tu avais découvert et aimé, toi le disciple bien-aimé, tu avais aimé l’Évangile de la joie. Et cet évangile, sous le ciel de Béthanie, tenait en bien peu de mots : « Moi, je suis la Résurrection et la Vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais ». Ça n’a rien de magique, mais s’il y a un miracle, vraiment, il est là !
Ces mots d’évangile ont fourni la substance d’une étonnante antienne grégorienne que j’ai chantée bien des fois dans des célébrations d’obsèques :
La dernière fois que je l’ai chantée, c’était sur le cercueil de ma mère. On venait de le déposer dans la tombe familiale, là-haut, sur les hauteurs de Nancy, sous la douceur d’automne du ciel de Lorraine. Mon frère Philippe, qui était à côté de moi, n’aura pas chanté. Ni, non plus, mes bons amis de Nancy, André et Brigitte, ni même Michel, un prêtre dont je suis très proche et qui était là. Tous écoutaient ; sous le ciel de Lorraine qui avait une couleur d’éternité, ma voix était fragile, presque frêle – oh ! pourvu que je tienne jusqu’au bout ! – j’étais seul et je n’étais pas tout seul. C’était leur foi à tous que je portais, aux quelques-uns qui étaient là, la foi qui était la leur ou la foi qu’ils auraient bien voulu avoir – et puis aussi, celle e tous les miens, celle de mes aïeux, c’était leur foi à tous que je portais comme une prière, comme une incantation de confiance, au Christ ressuscité qui accueillait notre mère dans sa Gloire.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse,
18 mars 2018 -5ème dimanche de Carême
(évangile de l’année A en présence des catéchumènes)