La vérité, candeur et rigueur, la foi est habile : Guérison d’un aveugle de naissance – Jean 9,1-41
par le Père François Marxer
Les disciples sont comme des enfants. Les enfants, on le sait, ne sont jamais avares de leur question favorite : « pourquoi ? », qu’ils posent devant les énigmes et les mystères du monde. Les grandes personnes leur donnent une réponse, ils s’étonnent, peut-être la réponse ne les satisfait qu’à moitié, et ils n’en continueront pas moins à penser et à s’interroger. Puis vient le temps où ils ont saisi l’avantage tactique qui est le leur de poser ces « pourquoi ? » en cascade, leur curiosité est insatiable, c’est la suite ininterrompue des « pourquoi ? » qui s’emboîtent comme des matriochkas ;
« pourquoi ?…pourquoi ?… pourquoi ? » qui ont le don d’exaspérer les grandes personnes et de les mettre au pied du mur. Mais leur curiosité peut avoir une saveur scientifique et l’enfant se demande, à regarder son jouet, comment ça marche : c’est le complexe de l’enfant philosophe, bien décrit par Baudelaire, et l’enfant démonte, désarticule le jouet, veut voir ce qu’il y a là-dedans, le pourquoi des choses, et quand il a tout réduit en facteurs premiers, infiniment déçu de l’absence de réponse, l’enfant métaphysicien plonge dans la mélancolie la plus accablée.
Eh bien, les disciples – et nous aussi sans doute – sont bâtis sur le même modèle : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Comprenons : le mal, pourquoi ? à cause de quoi ? pour quelle raison ? Le mal serait-il inexplicable ? Pouvons-nous nous satisfaire de notre ignorance ? ou alors, d’en appeler au mystère – ce qui est bien commode ? Il doit bien y avoir une explication, histoire d’y voir un peu plus clair ! Pour cela, le mieux est d’en revenir au point de départ, ça doit bien être la source, l’origine de tout cela, et là on saura pourquoi ce mal, pourquoi LE mal ! Mais ici, voyez-vous, quoi qu’il en soit de votre volonté de savoir et d’expliquer, je crains que vous n’ayez comme seule réponse que celle que Primo Levi, déporté à Auschwitz, entendit de la bouche du SS qu’il interrogeait : « Hier ist kein warum… » – ici, il n’y a pas de pourquoi…
En tout cas, Jésus, vous l’avez entendu, ne s’avise pas de tenter de répondre à ces « pourquoi ? » toujours insistants : il ne va pas remonter en amont la chaîne des causes, des causalités jusqu’au moment où il pourrait dire, satisfait : « Euréka ! j’ai trouvé ! » Avec le mal, il n’y a pas de pourquoi, pas d’explication. En revanche, Jésus trouve infiniment plus intéressant de se demander : vers quoi ça va ? vers quoi ça pourrait bien aller ? quel horizon pourrait donc bien s’ouvrir, malgré la nuit qui s’empare du monde ? Ce n’est plus une question théorique qui m’inquiète et qui m’inquiètera sans fin (car Hier ist kein warum – ici, il n’y a pas de pourquoi !), c’est un objectif de vie qui se présente et se propose, et même s’impose à moi, si je suis un homme de foi, et de foi vive : « La réalité, voilà ce qu’elle est. Point barre. Alors maintenant, que vas-tu faire ? Comment vas-tu travailler aux œuvres de Dieu ? Comment vas-tu œuvrer à manifester les œuvres de Celui qui t’a appelé ? »
C’est, il faut le reconnaître, je ne dirai pas frustrant, mais très déstabilisant. Mais c’est la méthode de Jésus. Tenez, déjà dimanche dernier, la femme samaritaine qui vient puiser de l’eau. Un gros effort, mais indispensable – pour vous le persuader, (re)voyez le film de Radu Mihaileanu « La source des femmes » – indispensable, car il faut boire, boire quand (parce qu’) on a soif, et même quand on n’a pas soif – on le répète assez dans les EHPAD ! Or Jésus déplace la question : il y a, fait-il remarquer, une autre soif, celle-là plus profonde encore ; et ce n’est pas ta cruche d’eau qui pourra l’apaiser. Moi, je te donnerai de l’eau vive. Une eau vive pour une autre soif qu’aucun des hommes que tu as collectionnés n’aura pu étancher !
Ici, c’est pareil : il s’agit de voir ; mais voir, de quoi s’agit-il ? Voir, bien sûr, c’est découvrir la luminosité du monde, la clarté des choses, la chaleur douce de cette lumière que tu ressens déjà caresser ta peau. Mais ce n’est pas seulement t’émerveiller de la beauté du cosmos, c’est voir aussi ce qu’il en est du monde des hommes. À commencer par toi-même : voir qui tu es toi-même. Car il en est qui, alentour, s’interrogent à ton sujet : mais qui est-il, celui-là ? ….
….. Je ressemble quand même à quelqu’un qu’on avait connu jadis, et qui vivait tout autrement : et toi, qui commences à voir où tu en es, tu pourras affirmer : « C’est bien moi ! Moi que vous avez connu autrefois. Alors vous vous étiez fait un cliché à mon sujet, un portrait-robot. Mais me voici transformé, tout différent…. Mais, remarquez, je ne renie rien de ce que j’ai été, parce que je m’apprête à espérer, je devine ce que je vais pouvoir être et devenir… »
Et puis, là-dessus, tu verras ce qu’il en est des autres : il y en a comme les parents de notre aveugle-né, pas très courageux, ceux qui ont pris le parti du « circulez, il n’y a rien à voir ». À la différence de leur fiston qui est maintenant bien-voyant, et qui en devient presque espiègle et insolent ; lui voit admirablement ce qu’il en est : « Les choses sont claires, j’étais aveugle et maintenant je vois ». Ah ! cette évidence, cette sincérité-là lui coûtera cher : « ils le jetèrent dehors », le voilà donc rejeté, excommunié. Alors va-t-il battre en retraite, en venir à résipiscence ? Certainement pas. Car il n’a pas fini de voir. Il avait bien vu que celui qui l’avait guéri était un prophète. Probablement. Mais pas seulement. Alors voyons voir…
Les Pharisiens, eux, ont beau avoir les yeux ouverts – et depuis toujours -, ils ne voient rien. Parce qu’il y a maldonne, il y a erreur sur la marchandise. Ce qu’ils voient, c’est la Loi – un ensemble réglementaire précis, et le règlement prescrit : on ne guérit pas un souffrant entre vendredi soir et samedi soir. Et ils prennent la loi pour la Parole vive du Dieu vivant. Notre garnement d’aveugle guéri finit par voir que la parole est active et agissante, elle n’est donc pas cadenassée dans un règlement. Alors ce Jésus que j’ai bien vu être un prophète, il n’est pas possible qu’il y ait contradiction entre Dieu et lui. Et il est prêt à voir qui il est vraiment : il le reconnaîtra comme le Fils de l’homme, celui en qui il mettra sa foi. Voir est intérieur, avant tout.
Connaissez-vous Jacques Lusseyran ? Rapidement, son histoire époustouflante : à 7 ans, bousculade à la sortie de classe, l’accident : une branche de ses lunettes lui entre dans l’œil, œil perdu. Et 3 ou 4 semaines après, symétrie des organes, il perd le deuxième œil. N’empêche, études brillantes, prépa à Henri IV, Normale Sup., où – on est pendant la guerre – il monte un réseau de résistance. En 1944, arrêté, déporté à Buchenwald. Il en sort, mais – car telle est la loi de la République d’alors – il ne peut enseigner en France puisque handicapé. Alors il part aux États-Unis où il enseigne la littérature française à l’université de Virginie.
Voici ce qu’il écrit dans ses Mémoires : « Les yeux font les couleurs. Bien sûr pas les yeux physiques, ceux de l’ophtalmologie. Ces deux organes confus et fragiles en-avant de notre tête ne sont, après tout, que des miroirs. Les deux miroirs brisés, les yeux continuent de vivre. Ceux dont je veux parler, les vrais yeux, travaillent au-dedans de nous. […] Voir, c’est un acte fondamental de la vie, un acte indéchirable, indestructible, indépendant des outils physiques dont il se sert. Voir, c’est un mouvement de la vie fait en nous avant les objets, avant toute détermination extérieure. […] C’est au-dedans de vous que vous voyez.
[Si la lumière intérieure ne nous était pas donnée d’abord, et par conséquent les couleurs aussi qui sont la monnaie de la lumière, jamais nous ne pourrions admirer les couleurs du monde. Voilà ce que je sais après vingt-cinq ans de cécité.]
La vie intérieure, c’est cela : c’est savoir que la paix n’est pas dans le monde, mais dans le regard de paix que nous portons sur le monde. C’est savoir que la joie n’est pas dans le monde comme des dragées dans une bonbonnière et qu’il suffit d’attendre qu’une société, enfin parfaite, ou des appareils, enfin complets, emplissent la bonbonnière. C’est savoir que la joie n’est jamais pour demain, mais pour aujourd’hui, ou alors qu’elle ne sera pas. […]
La vie intérieure, c’est être convaincu que voir consiste dans l’acte de regarder, savoir dans l’acte de comprendre, et tenir dans l’acte de s’abandonner. »
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
11 mars 2018, 4ème dimanche de carême
(évangile de l’année A en présence de catéchumènes)