La vérité, revenir à la Source, La Samaritaine – Jean 4,5-42
par le Père François Marxer
“Jésus, fatigué par la route, s’était donc assis près de la source »… Fatigué par la route : cela fait plaisir d’entendre cela ; après tout, moi aussi, je sais ce que c’est que la fatigue, la fatigue des jours trop longs (trop longs dans la maison de retraite où j’attends désespérément le goûter de 4 heures et le sourire de l’aide-soignante (oh ! pourvu qu’elle me le donne, ce sourire…), trop longs dans le bureau vitré où l’ordinateur fait danser devant mes yeux la farandole des chiffres sur mon écran scintillant de fichiers qui s’agitent comme diablotins malicieux) :la fatigue que l’âge qui vient ne fait qu’augmenter, la fatigue de vivre aussi (ça, c’était quand j’étais jeune, quand je voyais le rêve de ma vie s’évanouir et que je m’exaspérais de la tiédeur des hommes et de la fausseté de leur cœur, de leur peu d’entrain et de l’hypocrisie de leur bouche…) ; la fatigue de croire aussi peut-être, de tenir le cap de la persévérance, malgré tout, en dépit de tout, quand à mon attente ne répond que la blessure de la nuit…
Jésus fatigué à l’heure de midi, au zénith de la vie, à l’heure zénithale, si redoutable, celle de l’aplomb du soleil qui darde, implacable, où mon ombre à moi a disparu, cette ombre fragile, inconsistante, de mon moi sans relief : c’est l’heure de l’acédie qui taraude les moines et les solitaires et les menace de la tentation d’abandon : tout laisser de côté, femme, famille, boulot…, s’échapper, fuir, aller ailleurs – absolument. Tentation du mal sans savoir pourquoi, parce qu’il n’y a pas de pourquoi… Fatigue d’être soi…
Et il faut bien le courage d’une femme pour braver l’heure zénithale. Pas par défi, mais par devoir : il faut bien puiser l’eau vitale. Par prudence aussi, même si cette heure-là est bien incommode. Sa vie n’est pas très propre, les mecs se sont succédé dans son lit, amours de passage, même pas de raison, et au final, amour de déception. Et celui que j’ai en ce moment chez moi, je l’aime bien comme on dit, c’est-à-dire pas tant que ça, enfin il me rassure. N’empêche, les langues vont bon train quand je passe dans la rue, les quolibets fusent en sourdine. Alors je préfère aller à l’heure où il n’y a personne pour me regarder de travers, même s’il y en a beaucoup qui reluquent à travers les persiennes, mais au moins je ne serai pas fatiguée à les entendre se gausser de moi…
Jésus a beau être fatigué, lui qui s’est assis sur la margelle du puits – comme il s’assiéra forcément sur la margelle de ta vie : tu t’étonnes, est-ce un endroit pour vous reposer, Seigneur ? Mais c’est ainsi… – Tout fatigué qu’il soit, il va creuser un autre puits, plus profond que celui de Jacob, plus profond que le puits de ma propre vie, que ma profondeur à moi si souvent encombrée, obstruée, et qu’il faudrait dégager, désencombrer pour que jaillisse la Source. Cette Source qui est peut-être bien ce qui motive cette femme samaritaine (elle le dira bien : « Oh ! donne-moi cette source, que je n’aie plus à venir ici puiser, à venir m’épuiser à puiser en vain »). Ne serait-ce pas la source de la vérité ?
Son outillage à lui, Jésus : sa parole simplement, la parole vraie qui creuse et commence par déboîter les solidités apparentes, acquises, mais précaires : « Donne-moi à boire » : puisque, comme tout homme qui connaît son désir, j’ai soif de la vérité, comme toi aussi, mais tu ne t’en soucies pas. Et cette soif-là, déclarée, avouée, confessée, dérange et désinstalle, disjoint les évidences : « Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ? » Eh ! ce n’est pas de jeu, ce n’est pas dans les règles, c’est pas comme ça qu’on se conduit…
Et ça va continuer : tous ces montages que l’on a bricolés pour que le monde tienne debout, ne vont guère résister : Juifs d’un côté, Samaritains de l’autre ; les religieux/les hérétiques ; les convenables/les barbares ; le Garizim ici, Jérusalem là-bas. Et puis, les hommes d‘un côté, les femmes de l’autre ; les citoyens/les métèques ; les âmes nobles, les gens bien/les pauvres gens, les minables…
… Fatales divisions qui ne reposent pas sur grand-chose, au fond, mais qui font beaucoup souffrir, ceux qui ne sont ni ici ni là, ceux qui sont solitaires ici et ceux qui sont solidaires là-bas.
La vérité continue à creuser : « Va, appelle ton mari »… Oh, elle est maligne, elle ne ment pas, mais s’arrange pour ne pas dire la vérité. Pourtant, ce Juif avait déjà bien incisé, bien entaillé l’ordre des choses et des convenances, il avait soulevé le voile sur ces fractures qu’on avait tant bien que mal plâtrées d’illusions ! Au fond, il se rit de nos petits arrangements : « Si tu savais le don de Dieu… » Et le don de Dieu se rit de vos comportements et de vos anathèmes : les Samaritains à la poubelle, les Juifs sont des faussaires…, le Garizim c’est de la pacotille, Jérusalem, c’est de l’escroquerie… etc…
Le don de Dieu se moque bien de nos petites querelles qui font tant de mal, il ignore nos usages : eh ! une femme ne parle pas à un homme qu’elle ne connaît pas (c’est d’ailleurs ce que pensent les disciples de retour avec les provisions, tout à la hâte de préparer le casse-croûte : on ne va pas causer de ça tout de suite, parce que pour l’instant on a faim !..)
Le don de Dieu va au cœur de la vie, là où on ne l’attendait pas, là où on n’en voulait surtout pas : « Je n’ai pas de mari », la femme esquive, sa parade est habile, mais elle doit bientôt rendre les armes. Elle commence à comprendre ce que ça veut dire, vivre, adorer « en esprit et en vérité ». Ce n’est pas une question de rituel, c’est s’exposer à ce qu’on a toujours attendu, sans vraiment oser l’espérer ; et tout ce que j’ai fait jusque là, n’était-ce pas une façon de l’oublier et de me le cacher ? Tu ne m’as pas jugée, tu as posé des mots limpides comme une eau pure sur ma vie embourbée…
Je commence à comprendre ce que c’est que la bonne nouvelle (tu vas la dire aux autres qui reviennent, mais ils ne comprendront pas tant que ça, du moins pas pour le moment… C’est pas comme mes compatriotes de Samarie, des hérétiques pourtant, mais eux, ils ont pigé cinq sur cinq…). Du moins l’ont-ils cru : au Golgotha qui fait face à notre Garizim, ce sera une autre paire de manches, et à ce moment-là, tu me redemanderas : « Sitio, j’ai soif… »
Et je reviens à toi qui as désembourbé nos puits, qui as creusé à neuf pour que la Source puisse jaillir. C’est pourquoi, je le comprends,
« Il y a longtemps que tu m’aimes, jamais je ne t’oublierai,
Il y a longtemps que tu m’aimes, jamais je ne t’oublierai.
Te souviens-tu de la Claire Fontaine
Et du chemin où j’allais me promener
C’était au puits de la Samaritaine,
Tu étais là et on s’est rencontré.
Lorsque j’oublie ton chant, Claire Fontaine,
Pour écouter mes refus, mes chagrins,
Loin est le puits de la Samaritaine,
Mais tu es là et tu me tends la main.
Source de vie, chante, Claire Fontaine,
Nous danserons l’espoir des lendemains
Autour du puits de la Samaritaine.
Tu es la Vie, l’Amour et le Chemin… »
Paroles et musique : Jean-Claude Gianadda
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
4 mars 2018 – 3ème dimanche de Carême
(évangile de l’année A pour la présence des catéchumènes)