Ȇtre fort dans le combat, être aimé est une arme (la tentation au désert), Matthieu 4,1-11
par le Père François Marxer
Un jour
Un jour le diable vint sur terre
Un jour le diable vint sur terre
Pour surveiller ses intérêts
Il a tout vu le diable, il a tout entendu
Et après avoir tout vu
Et après avoir tout entendu
Il est retourné chez lui, là-bas
Et là-bas, on avait fait un grand banquet
À la fin du banquet, il s’est levé le diable
Il a prononcé un discours
Ça va
Il y a toujours un peu partout
Des feux illuminant la terre
Ça va
Les hommes s’amusent comme des fous
Au dangereux jeu de la guerre
Ça va
Les trains déraillent avec fracas
Parce que des gars pleins d’idéal
Mettent des bombes sur les voies
Ça fait des morts originales
Ça fait des morts sans confession
Des confessions sans rémission
Ça va
Rien ne se vend mais tout s’achète
L’honneur et même la sainteté
Ça va
Les États se muent en cachette
En anonymes sociétés
Ça va
Les grands s’arrachent les dollars
Venus du pays des enfants…
[Jacques Brel, Le diable, 1955]
Oui, c’est ainsi et il y a de quoi désespérer. Eh ! s’il vous est arrivé de rêver d’un monde apaisé, assagi, délivré de la concurrence des États qui recherchent avant tout leurs intérêts – quitte à mener des guerres par procuration, comme désormais en Syrie, comme ça l’aura été en Bosnie, il n’y a pas si longtemps, un monde où on ne raviverait pas les armes de la guerre froide et où les lobbies militaro-industriels ne souffleraient pas sur les braises – dans ce cas, sachez-le, votre angélisme n’est jamais qu’un cynisme qui ne dit pas son nom…..
….. Si vous envisagiez la scène de votre pays débarrassée des querelles d’egos atrophiés dans leur quête de célébrité ou de domination, sans parler de ces 5% de la population mondiale qui capturent 82% de sa richesse disponible – cela sans doute en prévision de leurs vieux jours, toujours menacés de précarité, eh bien ! vous en serez pour vos frais. En 1955, Jacques Brel dressait un saisissant état des lieux ; aujourd’hui, c’est plus abject ou plus raffiné, plus subtil, c’est selon. Il y a vraiment de quoi désespérer : c’est la Tentation, la seule au fond, la vraie, et elle est à notre porte.
On n’y prête plus attention, mais l’évangéliste réussit ce tour de force de joindre, coup sur coup, le baptême de Jésus au Jourdain et la Tentation au désert. Le baptême où il vient de recevoir d’être gratifié, par la Voix du ciel, d’une parole d’élection : « Tu es mon Fils, mon Bien-Aimé, en qui j’ai mis toute ma dilection – toute ma tendresse » ; et c’est sur cette préférence unique, qui désigne Jésus comme unique, que le Tentateur – le diabolos, celui qui divise – va instiller le doute, peut-être même susciter la dérision : « Si tu es Fils de Dieu…, des fois que ça pourrait être pas vrai, ou pas si vrai que ça. Allez, on va vérifier, mettre ton Dieu à l’épreuve, eh ! prenons-le au mot, ne veux-tu pas ? »
Le psychologue Boris Cyrulnik s’est taillé un fier succès, et juste, en nous mettant sous les yeux cette expérience qu’il avait éprouvée lui-même dans sa prime jeunesse qui avait connu la persécution, jetée, comme tant d’enfants alors, dans le naufrage du monde, et peut-être les lâchetés des uns et des autres y sont-elles pour beaucoup. Cyrulnik a parlé de résilience, cette capacité de rebondir, de se reconstruire après la catastrophe d’une enfance dévastée. Devant des sursauts comme ceux-là, les bons sentiments ne valent pas grand-chose.
On pense aujourd’hui aux enfants soldats, 250.000, en Afrique surtout, qui subissent des atrocités à en être parfois les acteurs – tuer leurs propres parents, par exemple, comment voulez-vous vivre après cela ? Alors la drogue devient inévitable, et le carrousel de la violence et du meurtre qui en devient un jeu. Et pourtant, certains échappent à cette malédiction au fer rouge : ce sont ceux qui ont engrammé dans leur chair violentée souvent, contaminée par la maladie – qui ont engrammé, en-deçà du malheur, un amour qui les a désirés, qui les a voulus, portés, accueillis, un amour qu’ils ont connu dans les toute premières années de leur petite vie d’avant le cataclysme. Et cet amour-là, cette évidence d’avoir été aimé, est inoubliable, ineffaçable.
Chacun de nous, même s’il n’en a plus souvenir, aura désiré naître – c’est Françoise Dolto qui l’affirmait, et pas à tort, je crois – comme d’ailleurs chacun, dans l’extrême de ses vieux jours, désire mourir, non par lassitude, mais parce qu’il désire une seconde naissance. Tout cela est vrai, mais non moins, et plus important encore, est d’être désiré, et désiré d’un fol amour. Cela est capital. Ce n’est pas le bonheur que nous avons à rechercher – piètre consolation dans ce monde de brutes où nous piétinons – mais la félicité, une félicité foncière de ce qu’il nous est bon d’être vivant. Cela répond, sans le décevoir, à notre désir profond et au désir de ceux qui nous ont fait naître.
Claire, Cécile, Vincent, vous allez être baptisés dans la nuit de Pâques, et le baptême, cette nouvelle naissance, n’est-ce pas aussi le moment où l’on prend conscience que Dieu nous désire d’un grand désir, d’un désir ardent, et l’on acquiesce en pleine conscience à cet amour-là qui nous aime jusqu’à l’extrême. Et quand on a saisi combien nous sommes désirés, quand on est saisi par cette évidence – et c’est cela, croire de foi vive -, alors nous pouvons résister au monde tel qu’il est et aux tentations telles qu’elles viennent.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
18 février 2018
1er dimanche de Carême (en présence de catéchumènes)