Appel des quatre premiers disciples – Marc 1,14-20
par le Père François Marxer
Il est passé au moment où nous commencions à jeter les filets. La journée s’annonçait bien, on n’attendait pas un miracle, la pêche du siècle, oh non ! simplement, comme tous les jours, de quoi nous faire vivre, nous et nos grandes familles. Alors, il est passé, et ça a tout changé. D’ailleurs, remarquez bien, il passe toujours et quand on s’y attend le moins. Non pas qu’il soit un vagabond, même pas un clochard céleste, encore moins un instable indiscipliné ou feu follet, mais, depuis qu’il a été baptisé par le Baptiste dans le fleuve, pas si loin de chez nous, il est pénétré, il est habité d’une force qui le projette sans cesse en avant, une puissance qui le met en mouvement.
Ça, je l’ai vérifié depuis que je suis avec lui et que je l’accompagne, et il y a des jours où on aimerait bien pouvoir se poser, pouvoir souffler un peu. Mais non, le lendemain, on repart, et lui il n’a guère dormi pendant la nuit, il était resté tout seul, en silence, sous les étoiles, comme s’il parlait, mais sans dire un mot, une conversation qu’on ne l’entendait même pas murmurer. On s’est rendu à l’évidence, ça devait être ça, prier : il était en conversation avec son Dieu, son Dieu qui est aussi le nôtre, eh ! le Dieu de nos pères. La prière, ça n’était donc pas seulement psalmodier à la synagogue dans une langue si belle qu’on ne la comprenait pas tout à fait, c’était un parler intime, un cœur à cœur dont on n’entendait rien, dont on ne voyait rien – oh ! il donnait l’impression de compter les cailloux sous la clarté de la lune ! mais c’est là qu’il puisait cette force qui faisait craquer tous les cadres.
Et c’est vrai, on était là à jeter nos filets, comme on le fait tous les jours, sauf le jour du shabbat bien sûr, et puis aussi aux grandes occasions. Oui, comme tous les jours, la besogne, le turbin qui se répétait ; ça ne nous révoltait pas et on n’était pas impatient que ça change, mais on finissait quand même par trouver de temps en temps que ça ne serait pas si mal que ça puisse changer, du moins un peu. Bien sûr, c’était nécessaire, on le savait bien, c’est comme ça qu’on avait les moyens de vivre de façon satisfaisante et honnête ; mais ça revenait toujours un peu du pareil au même. Le rituel de tous les jours était bien ficelé et à jamais, immuable pour tout dire, et du coup, on n’arrivait pas à savourer notre quotidien.
On n’avait pourtant pas envie de tout briser dans un mouvement de colère ou de tout chambouler dans un moment d’exaspération. On n’était pas des zadistes après tout, et puis, quand tout aurait été par terre, en mille morceaux, qu’est-ce qu’on serait devenu ? On n’aurait pas été trop malin, on n’aurait pas fait les fiers, à l’évidence… Pour autant, on aurait bien aimé que ce soit un peu autrement, mais on ne ruminait pas ça tout le temps, ç’aurait été une obsession, inventer un autre monde, une autre société, tu parles ! Pourtant, notre monde de tous les jours, il était bien cadenassé : par la loi des rabbins, par la Torah, et par la loi du marché qui pesait encore plus. Ce qu’on aurait voulu, c’était savourer la vie, d’autant plus que les vieux nous le disaient bien – et ils ne sont pas toujours gâteux, les vieux – c’était ça, la sagesse. Mais encore aurait-il fallu que la vie soit savoureuse…
C’est bien à ce moment-là qu’il est passé. Et comme ça, en passant, sans en avoir l’air, il nous a jeté à la figure : « Eh, les gars, suivez-moi. Je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes ». Le plus extraordinaire, c’est qu’on l’a suivi. Sur-le-champ. Sans hésiter, sans même le questionner sur le pourquoi de son invitation, sur ce que pouvaient bien vouloir dire ses drôles de mots : pêcheurs d’hommes !
Sur le coup, je l’avoue, on n’a pas compris, pas même deviné. Pêcheurs, ça on savait, c’était notre métier, on était des pros dans le domaine. Pêcher des poissons, ça oui ! mais pêcheurs d’hommes ?… Et pourtant on a suivi, et on n’a pas été les seuls, nos voisins, les fistons de Zébédée, Jacques et Jean, tout pareil : ils ont tout quitté d’un coup, les parents, les compagnons de travail, le patrimoine !
Mais voyez-vous, c’était totalement neuf, presque extravagant, cette aventure ! Il ne nous mettait pas au chômage, oh ça non ! Pêcheurs, on le restait et on savait faire, mais il nous positionnait autrement : on allait pêcher des hommes, pas besoin de filets, d’hameçons, de barques non plus, évidemment. Comment on allait devoir s’y prendre, on ne savait pas. Mais lui, il avait l’air de savoir, il ouvrait une brèche dans ce temps si creux et pourtant si occupé de nos journées, il cassait la mécanique trop bien huilée qui ressassait toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes besoins, toujours les mêmes contraintes. Oh ! les contraintes n’allaient pas disparaître ni les besoins s’évanouir, et nos gestes, on n’allait pas les abandonner, mais on allait les vivre, les accomplir, les supporter autrement.
Une brèche, oui, c’est ça exactement : un autre temps, un autre rythme, un temps plein où on ne se contenterait pas de faire l’obligatoire, mais où on serait agissant, on agirait, on serait des acteurs, et pas des robots ni des marionnettes. D’ailleurs – on l’a su par la suite – quand le Baptiste avait été coffré à Machéronte par les bons soins du roi Hérode – on l’avait appris en regardant le J.T., ça bougeait dans l’actualité, mais ça ne changeait guère nos vies de tous les jours –, lui, il avait commencé à parcourir la Galilée en disant à qui voulait bien l’entendre : «Le temps est accompli, c’est le bon moment : le règne de Dieu est tout proche. Allez, changez votre façon de vivre et puis, croyez à cette bonne nouvelle ! »
Dimanche dernier, Jean, mon compagnon d’évangile, vous a raconté comment Jésus m’avait regardé et m’avait dit : « Tu es Simon, fils de Jean, tu t’appelleras Képhas ! » C’était inoubliable, quelqu’un qui me donnait enfin mon vrai nom, qui me comprenait, enfin ! Eh bien là, aujourd’hui, ça a été pareil : Jésus me donnait ma vraie place, pourquoi j’aurais à vivre avec les autres, au milieu des hommes. Il me dévoilait, il me révélait à moi-même.
Vous avez aussi entendu Paul, Saul, c’est un rabbin qui venait de Tarse en Turquie, et il a été conquis par Jésus, notre Christ, lui aussi. Et il vous a dit pareil, mais avec sa manière un peu énigmatique : « Le temps se fait court, il faut carguer les voiles – on voit bien que, si ce n’est pas un pêcheur, il a l’habitude des traversées en haute mer -. Il y a urgence, et il faut faire attention ». « Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’avaient pas de femme, ceux qui pleurent, vivent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui ont de la joie comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient rien, ceux qui profitent de ce monde, comme s’ils n’en profitaient pas véritablement. »
Ça ne veut pas dire que notre monde est mauvais et qu’il faudrait le fuir ou s’en défaire – d’ailleurs, il n’y en a pas d’autre de remplacement -, il ne faut certes pas s’y encroûter, s’y enkyster, s’y embourber. Et cependant, il faut prendre le monde au sérieux – ce n’est pas une apparence ni une illusion ; après tout, c’est la création de Dieu, de Dieu qui l’aura béni, ce monde. Il s’agit donc de le prendre au sérieux et nous ne pouvons pas ne pas nous y engager. Impossible donc de nous soustraire au souci du monde, de ne pas nous attacher à ce monde où nous devons agir. Attachement donc, et en même temps, nous en détacher est requis. Attachement et détachement : vous allez me dire, contradiction. Paul vous répondra : pas du tout, mais c’est le paradoxe de notre liberté chrétienne qui est la liberté même de Jésus, le Christ crucifié, la liberté de se donner sans réserve et sans calcul, et d’y trouver sa joie la plus profonde même dans sa souffrance la plus extrême.
Rueil-Malmaison, 21 janvier 2018
Saint-Pierre/Saint-Paul
3ème dimanche du temps ordinaire (année B)